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jeudi 1 février 2024

Inopérant: la Cour des Comptes étrille le rétablissement par la France des contrôles à ses frontières

 


Coûteux, inefficace, illégal, inéquitable pour les administrations et consommateur en ressources policières. C’est en résumé l’appréciation particulièrement sévère rendue par la Cour des comptes dans un rapport présenté récemment, concernant le rétablissement par la France des contrôles aux confins de l’Hexagone. Dépeints pourtant par certains comme l’alpha-et-l’oméga de la réponse à apporter à la situation sécuritaire et migratoire, les juges de la Rue Cambon montrent clairement les limites de cet instrument.
En réalité, la Cour des Comptes n’apporte rien de nouveau puisque ce constat avait déjà été dressé par le Sénat il y a quelques années.  Toutefois, les éléments factuels apportés invitent à repenser cette mesure telle qu’elle est prévue initialement par le code frontières Schengen : temporaire et exceptionnelle.


Des contrôles aux frontières temporaires qui trainent en longueur

Selon la Cour des comptes, depuis le rétablissement du contrôle aux frontières intérieures à la fin de l’année 2015, les gardes-frontières, appuyés d’autres forces de sécurité intérieure, réalisent des contrôles aux frontières terrestres de l’Hexagone. Ce dispositif dérogatoire des accords de Schengen, censé être exceptionnel, a été reconduit depuis huit ans. La France le justifie par la persistance de plusieurs menaces liées au contexte géopolitique, aux flux migratoires ou au terrorisme.
Bien que sa prolongation doive être autorisée tous les six mois par l’Union européenne, la France n’envisage pas d’y renoncer à ce stade. Ce rétablissement permet d’accroître les prérogatives de contrôle et de surveillance des frontières.


Toujours d'après la Cour des comptes, à mesure que les demandes de prolongations s’accumulent, cette mesure temporaire est devenue pérenne. Elle mobilise de nombreux moyens que le gouvernement estime difficile de réduire, eu égard au sentiment de menace persistante aux frontières et d’incertitude quant à la capacité de l’Union européenne à assurer la sécurité des frontières extérieures. À ce stade, la France n’a prévu aucun calendrier de sortie du contrôle aux frontières intérieures.

Des contrôles dont la légalité pose question

Depuis 2015, la France, comme d’autres pays (Allemagne et Autriche, par exemple), a dépassé la durée maximale de deux années, sur la base de plusieurs fondements juridiques : terrorisme, puis crise migratoire, puis crise sanitaire et aujourd’hui, risque sécuritaire (conséquences de la guerre en Ukraine) et préparation d’un événement sportif majeur.
Selon la Cour des Comptes, le débat juridique demeure quant au bien-fondé de ce rétablissement par la France : dans un arrêt du 26 avril 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que la prolongation de contrôles aux frontières intérieures au motif d’une menace grave pour l’ordre public ou pour la sécurité intérieure, au-delà d’une durée de six mois, était contraire au droit de l’Union, sauf à démontrer l’existence d’une nouvelle menace grave.
Quelques mois plus tard, dans sa décision du 27 juillet 2022, le Conseil d’État a donné un sens extensif à la jurisprudence européenne sur la notion de menace nouvelle et validé le maintien des contrôles aux frontières intérieures de la France pour la période allant du 1er mai 2022 au 31 octobre 2022.


Une répartition administrative des charges très inégales

D'après la Cour des comptes, la France confie le contrôle des flux de voyageurs à des « gardes- frontières », qui sont des agents de la police aux frontières et, dans une moindre proportion, de la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), qui se concentre plutôt sur le contrôle des flux de marchandises, ainsi qu’à la gendarmerie nationale pour une très faible part. Depuis 2015, la surveillance des frontières mobilise davantage l’ensemble de ces administrations car la France a activé le mécanisme du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures (RCFI), dans un contexte d’attentats terroristes.


À la suite du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, la France a réactivé de nombreux points de passage autorisés (PPA)23 tout au long de la frontière, sur lesquels les autorités doivent réaliser des contrôles réguliers des entrées sur le territoire depuis des pays limitrophes. On compte 190 PPA en 2022, dont 133 attribués à la police aux frontières et 67 aux douanes.
De plus, des opérations de surveillance de la frontière hors des PPA doivent permettre d’intercepter les franchissements illégaux. Pour y répondre, l’État a fait contribuer, à partir de 2015, de nombreux services : unités de forces mobiles, douanes, police aux frontières, gendarmerie départementale, militaires de l’opération Sentinelle.
Or, depuis 2022, les services généralistes se désengagent progressivement du contrôle des frontières intérieures, car ils sont mobilisés par d’autres priorités ministérielles.
Le désengagement entraîne dès lors un report de charge important sur les administrations de la frontière que sont la police aux frontières et la douane, chargées de la surveiller sans disposer des renforts initiaux.

Des contrôles peu efficaces et consommateur en ressources

Ce contrôle frontalier est très consommateur en moyens humains et matériels pour les gardes-frontières, et repose en grande partie sur le renfort d’unités de forces mobiles, à la présence aléatoire selon les autres besoins nationaux..
Comme l’a indiqué la Cour, les contrôles opérés sont très limités. La police aux frontières ne relève que l’identité déclarée des personnes interpellées, sans l’intégrer dans un système d’information national. Les empreintes des étrangers interpellés ne sont pas prises, en l’absence de cadre légal. Leurs documents d’identité ne sont pas scannés, alors qu’ils seraient utiles ultérieurement en vue d’un éloignement (si la personne réussit finalement à passer la frontière). Les personnes interpellées ne font pas, sauf exception, l’objet de vérifications avec les fichiers de police.


Expulsés à quelques centaines de mètres : des migrants qui retentent leur chance systématiquement

En matière de lutte contre l’immigration irrégulière, les gardes-frontières peuvent prononcer des refus d’entrée à toute personne  étrangère franchissant illégalement la frontière, la renvoyant de l’autre côté de la frontière : la France a prononcé près de 240 000 refus d’entrée à ses frontières intérieures entre 2018 et 2022.
Malgré cela, le nombre global d’entrées irrégulières sur le territoire national s’accroît depuis 2015.
Avant le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, les gardes-frontières pratiquaient principalement des « remises frontalières » ou réadmissions simplifiées. Il s’agit de remises directes intervenant à la frontière d’un État membre limitrophe, avec lequel la France a une frontière terrestre et a signé un accord, faisant suite à une interpellation en zone frontalière.

La Cour des comptes indique que les étrangers en situation irrégulière interceptés à la frontière étaient remis aux fonctionnaires des postes- frontières des pays limitrophes. Le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures permet de procéder à davantage de contrôles aux frontières. Contrairement aux remises frontalières, elle ne nécessite pas l’accord du pays voisin. En conséquence, le nombre de non-admissions a fortement crû tandis que le nombre de remises frontalières est en nette baisse, passant de 5 010 en 2017 à 2 084 en 2022.
Les trois nationalités étrangères les plus représentées diffèrent peu selon les années : le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.

 


nombre de non-admissions prononcées aux frontières françaises entre 2008 et 2022 (y compris aéroports)
Source : Cour des comptes, d’après les rapports annuels de la DGEF et PAFISA (DNPAF)


Les personnes non admises sont invitées à repartir à quelques centaines de mètres en amont du lieu où elles ont été contrôlées. Or, elles retentent la traversée par d’autres itinéraires jusqu’à réussir à passer, d’autant qu’il est impossible de surveiller la frontière dans son intégralité.


… Et pour couronner le tour des pratiques administratives remises en causes par le juge européen

Récemment, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne a réduit la possibilité d’utiliser massivement la procédure de non-admission, sans que son impact soit encore clair.
En réponse à une question préjudicielle posée par le Conseil d’État, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé que les normes et procédures prévues par la « directive retour » de 2008 étaient applicables à tout étranger interpellé à la frontière française. En conséquence, la Cour  de justice a estimé que la France ne pouvait plus prononcer massivement des non-admissions à sa frontière, c’est-à-dire imposer à la personne étrangère de repartir immédiatement dans le pays limitrophe d’où elle vient (Espagne, Italie, Allemagne, etc.), éventuellement sous la contrainte.


Le rétablissement des contrôles aux frontières, une utilité malgré tout

Pour autant, même si le contrôle aux frontières est peu dissuasif, les prérogatives de contrôle offertes par son rétablissement pourraient être utilisées pour interpeller des profils dangereux ou recueillir des premières informations sur des personnes étrangères, au service d’un éventuel éloignement futur.
En vue d’une éventuelle suspension, à terme, des contrôles aux frontières intérieures, le ministère de l’intérieur devrait permettre, via la constitution de systèmes d’information et d’un cadre juridique adapté, de recueillir et de conserver les données d’identité des étrangers interceptés.


synthèse  par Pierre Berthelet alias securiteinterieure.fr

 
A lire sur securiteinterieure.fr  les 2 autres parties du rapport:

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