Pages

lundi 16 mai 2022

L'état de délabrement avancé de la politique migratoire: taux d’expulsion de 5%, juridictions engorgées, fonctionnaires en sous-effectif et démotivés, jungle juridique impénétrable et procédures kafkaïennes

 


Largement médiatisé, le nouveau rapport d'information du Sénat est particulièrement sévère à l’égard d’une politique migratoire jugée particulièrement inefficace : 

  • un dispositif européen de Dublin inopérant et un niveau de transfert des « Dublinés » décrit comme « ridiculement faible », 
  • une « défaillance de la politique de retours forcés » liée à des centres de rétention pleins à craquer et un taux d'expulsion si bas qu'il est labellisé d'échec majeur de la politique française en matière migratoire,
  • une administration démotivée opérant dans un monde kafkaïen où les cabinets d’avocats et de conseil croissent sur le terreau d’un droit d'une « insondable complexité », et où le juge administratif est réduit au rôle de « gestionnaire des plannings » des préfectures. 

Quant aux agents publics en sous-effectif, ils qualifient leur quotidien de vie « de Shadoks ».

En attendant, les solutions proposées au niveau européen peinent à se faire jour. À ce jour, un seul des textes composant ce projet de Pacte a été adopté : il s'agit du règlement relatif à l'Agence de l'Union européenne pour l'asile (EUAA). 

Les négociations sur les autres textes n'ont en revanche pas abouti, en raison des profondes divergences portant notamment sur la mise en place d'une plus grande solidarité entre États membres en matière de répartition des demandeurs d'asile. Les États de l'Est - groupe dit « de Visegrad » et États baltes, y sont à opposés.

L'échec actuel du mécanisme européen de Dublin 

A l'heure actuelle, près d'un tiers des demandeurs d'asile sont placés en « procédure Dublin » au terme de leur passage en préfecture (ce qui a représenté près de 45 000 personnes en 2019).

Pour mémoire, afin de prévenir le dépôt de demandes d'asile successives dans plusieurs États européens, ce règlement pose pour principe qu'un seul État membre a la responsabilité d'examiner la demande d'asile d'un ressortissant d'un pays tiers. 

Passés les délais prévus par le texte, la France, qui est le pays où se trouve effectivement le demandeur est automatiquement responsable de l'examen de la demande d'asile de l'intéressé.

Au total, au cours de l'année 2020, sur 98 674 requêtes Dublin formulées au sein de l'Union européenne, seules 54 352 ont donné lieu à un accord, soit un taux d'accord global d'environ 55 %. S'agissant plus spécifiquement des requêtes formulées par la France, la situation est un peu plus favorable puisque, si l'on s'en tient aux données antérieures aux crises sanitaire et ukrainienne, ce taux d'accord était de 70 % en 2018 et de 67 % en 2019, ce qui demeure néanmoins insatisfaisant.


Le "chemin de croix" de la procédure de transfert des "Dublinés"

Comparé au nombre élevé d'étrangers placés sous procédure Dublin, le nombre de transferts effectivement réalisés chaque année atteint un niveau « ridiculement faible » : si l'on excepte l'année 2019, au cours de laquelle 5 255 transferts ont été exécutés, moins de 3 000 demandeurs d'asile sont effectivement transférés chaque année vers l'État membre responsable de l'examen de leur demande d'asile.

Selon les représentants d'une préfecture, les transferts est un véritable « chemin de croix » pour les services de l'État chargés de les faire exécuter, en particulier lorsque l'étranger, récemment transféré dans un autre État membre, est de retour dans le département quelques jours plus tard...

Le Sénat a pu ainsi prendre la mesure du profond désarroi auquel sont confrontés des agents publics, de leur épuisement et du sentiment d'une perte de sens de leur métier - certaines des personnes entendues allant même jusqu'à comparer leur quotidien à celui des Shadoks, notamment lorsqu'un étranger, éloigné du territoire national au terme d'une procédure lourde et longue de plusieurs semaines, y revient quelques jours à peine après son départ...



cliquez sur l'image pour agrandir


Le marché des demandeurs d'asile: un "asylum shoping" des demandeurs d'asile qui va bon train

Selon le ministère de l'intérieur, environ 70 % des demandeurs d'asile relevant du règlement Dublin en 2020 avaient déjà présenté une ou plusieurs demandes dans d'autres États membres de l'Union européenne.

Les disparités actuelles entre systèmes nationaux encouragent les demandeurs à formuler des demandes de protection successives dans plusieurs États membres, à rebours de l'objectif recherché par la mise en place d'un régime d'asile européen commun.

Toutefois, en l'état du droit et du fonctionnement du Système d'information Asile (SIA), aucune information systématique n'est prévue quant au sens et à la teneur d'une décision prise par un autre État membre sur la demande d'asile d'un ressortissant de pays tiers, ni sur les principaux éléments de celle-ci, et, lorsque l'OFPRA examine une telle demande.


Une politique des retours forcés défaillant

Le Sénat constate une "défaillance de la politique de retours forcés" se traduit par l'insuffisante mise en application des mesures d'éloignement. 

Le taux d'exécution desdites mesures s'est continuellement détérioré sur la dernière décennie, jusqu'à atteindre des niveaux particulièrement dérisoires. Illustration la plus emblématique de ce phénomène, le taux d'exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) a atteint au premier semestre de l'année 2021 un niveau historiquement bas : 5,7 %.

Le Sénat dénonce vigoureusement l'incohérence entre un nombre toujours plus élevé de mesures d'éloignement prononcées et l'absence de renforts humains et financiers.

Selon le Sénat toujours, la politique d'éloignement se caractérise actuellement par un « effet ciseau », où le nombre de mesures prononcées augmente continuellement tandis que le volume d'exécution ne cesse de se dégrader. 

Selon les dernières données actualisées, 143 226 mesures d'éloignement ont été prononcées dans l'hexagone en 2021, pour un taux d'exécution de 9,3 %. Ce taux est diminution de plus de 5 points par rapport à 2019 (15,6 %), dernière année de référence où un nombre similaire de décisions d'éloignement avait été prises (152 181).


Des centres de rétention pleins à craquer

Le nombre d'éloignements contraints connaît également une tendance baissière. Sur l'année 2021, les services de la police aux frontières ont procédé à 10 091 retours forcés, à peine mieux qu'en 2020 (9 111) et très loin du niveau atteint en 2019 (18 906).

Une des raisons tient en la judiciarisation extrême du processus d'éloignement qui peut être interrompu à tout moment par une décision administrative ou judiciaire.

Ainsi plus de 10 % des interruptions d'éloignement proviennent d'une décision défavorable du juge administratif ou judiciaire, avec un pic à plus de 17 % en 2019.

Autre problème: manque de places disponibles en CRA (centres de rétention administrative). 

Selon le Sénat, , le système de rétention est aujourd'hui sollicité bien au-delà de ses capacités. Le taux d'occupation des CRA est de 81,9 % en 2021. Sur le ressort de la préfecture de police de Paris, 17 097 demandes de placement en rétention ont par exemple été formulées en 2019, dont seulement 63 % ont pu être satisfaites (10 758).

L’inexécution des mesures d’expulsion, un échec majeur de la politique en place

Par analyse par catégories de mesures d'éloignement, certaines atteignent des niveaux de mise en application particulièrement faibles. 

Le cas des OQTF est régulièrement cité en exemple : après avoir un atteint un pic à 22,3 % en 2012, les taux des OQT (Obligations de quitter le territoire) a été divisé par 3 depuis lors et il ne se portait qu'à 5,7 % au premier trimestre de l'année 2021, dernière donnée disponible à ce jour.

Pour le Sénat, le découplage entre le nombre de mesures prononcées et leur exécution est l'un des échecs majeurs de la politique française en matière migratoire. Si les effets d'annonce se sont succédés de la part du Gouvernement sur les dernières années, force est de constater que, en réalité, la politique de retours forcés n'est pas priorisée, au prix d'un affaissement certain de l'autorité de l'État.

En France, une administration qui ne tient pas le rythme

Entre 2017 et 2019, le nombre de titres de séjour délivrés pour la première fois a fortement augmenté (+12 %), notamment sous l'effet de la hausse du nombre de titres délivrés pour des raisons économiques (+42 %). La crise sanitaire a porté un coup d'arrêt à cette dynamique (-24 % au total), avant un phénomène de rattrapage en 2021 (+21,9 % par rapport à 2020). Ainsi, avec un nombre de 271 675 titres, le nombre de titres de séjour délivrés pour la première fois en 2021 atteint presque celui observé en 2019.

Si l'augmentation des effectifs des services en charge des étrangers au sein des préfectures est réelle - quoique par à-coups - depuis 2016, elle demeure néanmoins inférieure à l'augmentation des demandes de titres de séjour à traiter, si bien que ces services sont soumis à une tension importante.

Entre 2016 et 2019, les effectifs de ces services ont en effet augmenté de 375 équivalents temps plein (ETP). Si elle n'est pas négligeable, étant de l'ordre de 11 %, la croissance des effectifs des services en charge des étrangers reste toutefois en-deçà de l'augmentation du nombre de titres de séjour délivrés sur la même période.


La prise d'un rendez-vous en préfecture, entre quête du "graal" et marché noir

En théorie, la subordination de l'accès au guichet à la prise d'un rendez-vous peut être synonyme de gain de temps et d'énergie pour l'étranger, qui n'est plus contraint de faire la queue pendant des heures, 

Dans les faits, près de deux ans après la généralisation de la prise de rendez-vous en ligne peine à porter ses fruits du fait de l'insuffisance du nombre de créneaux offerts.

L'obtention d'un rendez-vous s'apparentait à la quête du « graal ». Dans sa décision n° 2020-142 du 10 juillet 2020, le Défenseur des droits souligne également la saturation rapide des plages horaires de rendez-vous, à peine quelques heures après leur mise en ligne,

  • D'abord, la transformation des files d'attente physiques en files d'attente virtuelles a pour effet pernicieux de rendre la demande invisible. 
  • Ensuite, la rareté des créneaux offerts a suscité l'apparition d'un phénomène inédit et massif de revente sur internet des rendez-vous en préfectures, constitutif d'un véritable trafic.
  • Enfin, En plus de l'émergence d'un marché parallèle de revente de créneaux, se sont développées des sociétés proposant un accompagnement à la prise de rendez-vous. Sous des apparences faussement légales de prestation de services, ces sociétés procèdent à la « marchandisation des failles du service public ».


Le monde kafkaïen où le juge administratif est le secrétaire chargé des plannings

Le contentieux traditionnel en matière de droit des étrangers, visant les décisions des préfectures relatives au droit au séjour ou à l'éloignement, se double, depuis quelques années, d'un nouveau contentieux, portant sur l'accès des étrangers aux guichets des préfectures : en l'absence de créneaux disponibles sur les sites de réservation des préfectures, les étrangers engagent en effet des procédures juridictionnelles pour contraindre l'administration à leur accorder un rendez-vous leur permettant de déposer une demande de titre de séjour.

Ce contentieux de masse inédit se caractérise, du reste, par un taux de succès élevé, les tribunaux administratifs faisant droit à la grande majorité des référés engagés dans ce cadre. 

Le recours désormais quasi-systématique à ce type de référé  afin d'obtenir un rendez-vous en préfecture pour y déposer sa première demande de titre de séjour tend à faire basculer le rôle du juge administratif vers un rôle de « secrétariat de préfecture, chargé de gérer les plannings de rendez-vous » et les files d'attente, et alimente ainsi un fort sentiment de « perte de sens » chez les magistrats administratifs. 

Ce contentieux de l'exécution n'a pas seulement pour conséquence une surcharge de travail pour les chambres des tribunaux administratifs en charge des étrangers ; bien plus, il aggrave la pénurie de rendez-vous disponibles. En effet, certaines préfectures banalisent à l'avance des créneaux qu'elles destinent précisément à l'exécution de ce type de référés.
Le nombre de rendez-vous disponibles s'en trouve par conséquent diminué d'autant, ce qui favorise encore plus l'augmentation du nombre de référés visant à obtenir un rendez-vous. Ainsi, contentieux et difficultés d'accès aux guichets s'auto-entretiennent en un cercle sans fin.

Des "juridictions administratives au bord de l'embolie"

En 2021, les tribunaux administratifs ont ainsi été saisis de 100 332 requêtes relatives au droit des étrangers (dont environ 80 000 portaient sur les titres et les visas de séjour) sur un total de 240 384 affaires enregistrées, ce qui représente 41,6 % de leur activité. En 2011, ces mêmes affaires ne représentaient « que » 29,2 % de cette activité.
Le contentieux des étrangers représente par ailleurs désormais plus de 50 % de l'activité des cours administratives d'appel, tandis que le Conseil d'État, qui n'intervient sauf exception qu'en qualité de juge de cassation, est concerné par celui-ci à hauteur de 17 % de son activité contentieuse.

A ces chiffres, il convient d'ajouter ceux de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), compétente pour statuer sur les décisions de refus ou de retrait de la qualité de réfugié ou d'une protection subsidiaire prises par le directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) : cette dernière a ainsi été saisie de 68 243 recours en 2021, là où ce nombre ne s'élevait qu'à 20 143 en 2009 (soit une multiplication par plus de trois de son activité en 12 ans).

Le contentieux des étrangers n'est pas uniquement important sur le plan numérique, il est également d'une « insondable complexité », fruit de l'empilement successif de réformes aux objectifs pas toujours clairement articulés entre eux.


Le business des cabinets d’avocats grâce à un droit d'une insondable complexité

Selon le Sénat le droit des étrangers est devenu illisible et incompréhensible sous l'effet de l'empilement de réformes successives, élaborées sans cohérence ni vision d'ensemble (le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile a ainsi fait l'objet de plus de 130 modifications depuis son entrée en vigueur en 2005, dont une quarantaine portant sur sa partie législative).

Il en résulte une complexité juridique qui est une source de difficultés quotidiennes pour les agents de l'État chargés de le faire appliquer (personnels des préfectures, agents de la police aux frontières, magistrats et personnels de greffe des juridictions administratives, etc.). Il est devenu un véritable « fonds de commerce » pour certains cabinets d'avocats ou de juristes qui n'hésitent pas à en exploiter les failles à des fins lucratives.


Un point positif : une coopération fructueuse entre la France et Frontex

La coopération très forte entre  l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (l'OFII) et Frontex, est qualifiée par le Sénat de « sans équivalent » dans les autres pays de l'Union européenne. Elle devrait encore s'approfondir à compter du second semestre 2022. Frontex a accepté l'offre de service de l'OFII d'assurer dans 14 pays couverts par ses représentations à l'étranger la réinsertion pour le compte des pays européens intéressés.

À l'été 2020, afin de pallier la fermeture des liaisons aériennes commerciales, la France avait lancé une collaboration étroite avec Frontex en matière de retour volontaire. Cette opération a permis depuis d'affréter 6 vols financés par Frontex et de renvoyer 541 étrangers bénéficiaires de l'aide au retour. La collaboration avec Frontex permet en outre à l'OFII de bénéficier de places à bord de vols commerciaux qu'il n'aurait pu obtenir sinon.

Enfin, depuis septembre 2021, l'OFII compte parmi ses effectifs un « expert en retours », rémunéré par Frontex, qui accueille les étrangers concernés à l'aéroport de Paris-Charles de Gaulle et les accompagne jusqu'à l'embarquement.


synthèse par Pierre Berthelet, alias securiteinterieure.fr


Lire sur securiteinterieure.fr :



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

remarques et suggestions à formuler à securiteinterieure [à] securiteinterieure.fr

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.