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vendredi 13 février 2015

L'Après-Charlie Hebdo : décryptage d'un sommet au cours duquel les chefs d'Etat et de gouvernement demandent, exigent, ordonnent, mais...


Après les ministres de l'Intérieur à Riga fin janvier, c'est au tour du Conseil européen de se réunir pour aborder la suite des attentats de Charlie Hebdo (à lire sur securiteinterieure.fr : Affaire Charlie hebdo : l'UE entend renforcer son dispositif de lutte antiterroriste).

Les conclusions approuvées à l'issue de ce Conseil européen s'inscrivent dans le prolongement d'une action initiée depuis les attentats du 11 septembre, à savoir un renforcement de la lutte antiterroriste au niveau de l'UE. 
Les chefs d'Etat et de gouvernement demandent, exhortent, ordonnent, mais...ils se heurtent à des résistances. Il y a d'abord le Parlement européen qui tente de lui couper l'herbe sous le pied. Il y a ensuite les services de renseignement bien décidés à collaborer comme ils l'entendent. Décryptage.


Que contiennent ces conclusions ?



Assurer la sécurité des citoyens

Assurer la sécurité des citoyens constitue une nécessité immédiate d'après le Conseil européen. À cet effet, il convient de mieux utiliser les instruments à disposition et les étoffer, en particulier afin de déceler et d'empêcher les déplacements ayant un lien avec le terrorisme, notamment les déplacements de combattants terroristes étrangers.

  • que les législateurs de l'UE adoptent d'urgence une directive robuste et efficace relative à un système européen de dossiers passagers (PNR), en l'assortissant de garanties solides en matière de protection des données;
  • que le cadre Schengen existant soit pleinement exploité afin de renforcer et de moderniser le contrôle aux frontières extérieures: 
    • Le Conseil européen est d'accord pour procéder sans délai à des contrôles systématiques et coordonnés de personnes jouissant du droit à la libre circulation au moyen de bases de données pertinentes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, en se fondant sur des indicateurs de risque communs; 
    • la Commission devrait présenter rapidement des orientations opérationnelles à cet effet;
    • Le Conseil européen examinera également une modification ciblée du code frontières Schengen là où cela est nécessaire pour permettre des contrôles permanents, sur la base d'une proposition de la Commission;
  • que les services répressifs et les autorités judiciaires intensifient l'échange d'informations et la coopération opérationnelle, notamment par l'intermédiaire d'Europol et d'Eurojust;
  • que toutes les autorités compétentes renforcent leur coopération dans la lutte contre le trafic d'armes à feu, notamment en adaptant rapidement la législation applicable;
  • que les services de sécurité des États membres renforcent leur coopération;
  • que :
    • les États membres mettent en œuvre rapidement les règles renforcées visant à prévenir le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, 
    • que toutes les autorités compétentes renforcent leur action visant à suivre les flux financiers et à geler de manière effective les avoirs utilisés pour financer le terrorisme;
  • que les travaux visant l'adoption de la directive relative à la sécurité des réseaux et de l'information progressent rapidement, compte tenu de l'importance que revêt la cybersécurité.

Prévenir la radicalisation et protéger les valeurs

La prévention de la radicalisation est un volet essentiel de la lutte contre le terrorisme. Il convient de rassembler les instruments dans le cadre d'une approche globale destinée à faire face à ce phénomène. Le Conseil européen demande :

  • que des mesures appropriées soient prises, conformément aux constitutions nationales, pour déceler et retirer les contenus promouvant le terrorisme ou l'extrémisme sur Internet, notamment dans le cadre d'une coopération renforcée entre les autorités publiques et le secteur privé au niveau de l'UE, également en collaboration avec Europol pour mettre en place des capacités de signalement de tels contenus sur Internet;
  • que :
    • soient établies des stratégies de communication destinées à promouvoir la tolérance, la non-discrimination, les libertés fondamentales et la solidarité dans toute l'UE, notamment grâce à un renforcement du dialogue interconfessionnel et intercommunautaire, 
    • que soient élaborés des messages destinés à contrecarrer les idéologies terroristes, notamment en donnant la parole aux victimes;
  • que soient prises des initiatives concernant l'éducation, la formation professionnelle, l'emploi, l'intégration sociale et la réinsertion, dans le contexte judiciaire, afin qu'une parade soit trouvée aux facteurs contribuant à la radicalisation, y compris dans les prisons.
  •  

L'avis de securiteinterieure.fr



Avec ces conclusions, le Conseil européen n'annonce pas de nouvelles fracassantes. Il y a lieu de s'en réjouir car l'agenda institutionnel en matière de sécurité est déjà bien chargé. Concernant la prévention de la radicalisation, la plupart des mesures figurent dans la stratégie révisée il y a quelques mois (à lire sur securiteinterieure.fr: Mise à jour de la stratégie européenne anti-radicalisation : prévenir l'émergence d'une nouvelle génération de terroristes).
Seul regret, l'absence de référence explicite au RAN, le réseau anti-radicalisation dont il est prévu d'en faire un centre d'excellence (à lire sur securiteinterieure.fr: Lutte antiterroriste : vers un renforcement du "Réseau de sensibilisation à la radicalisation").


Des projets législatifs en souffrance

Le Conseil européen a demandé l'adoption de deux textes en suspens. Le premier concerne la cybersécurité (directive dite "NIS"). Les négociations sont en effet à la peine depuis que le texte a été présenté il y a déjà quelques temps (le 7 février 2013, le même jour que le plan d'action) (à lire sur securiteinterieure.fr : L'UE présente un plan sur la cybersécurité).

Le second texte porte sur la proposition de directive PNR. La controverse oppose le Conseil, favorable, au Parlement, opposé pour des raisons de protection des libertés (pour un résumé des enjeux, voir l'excellent article de S. Peyrou "Le PNR européen à la croisée des chemins : protection des données et lutte contre le terrorisme").
Or, le Parlement européen vient de tourner casaque en acceptant l'adoption de la proposition de directive dans une résolution adoptée la veille du Conseil européen.
Subtilement, plutôt que d'affronter frontalement un Conseil résolu à adopter ce texte, et par conséquent de courir le risque d'être accusé de jouer le "zwarte piet", à l'origine de la paralysie législative, voire de contribuer à la défaillance sécuritaire de l'Union en cas de nouvel événement tragique, les députés ont accepté l'approbation du texte conditionnant celui-ci à l'adoption de la législation relative à la protection des données dont on sait qu'elle est, elle aussi, à la peine.

A travers cette résolution, le Parlement européen est à la manœuvre et la meilleure défense est l'attaque. C'est pourquoi, il "demande à la Commission et au Conseil d'approuver une nouvelle version de la feuille de route sur la lutte contre le terrorisme" (point 14). Il prend ainsi l'initiative... à la place d'un Conseil européen qui, de son côté, lui intime d'accepter enfin le projet de directive PNR.
A travers leurs documents respectifs, le Parlement européen (dans sa résolution) et le Conseil (dans ses conclusions) apparaissent comme les deux grandes institutions du nouveau "quadrilatère institutionnel" dessiné par le traité de Lisbonne, clairement engagées dans une lutte d'influence.

L'épineux dossier "Schengen"

La France souhaite une systématisation des contrôles. Le Conseil européen lui a donné raison en indiquant qu'il désirait avec une révision de la législation européenne à ce sujet.
Cependant, afin de ne pas ouvrir la boîte de Pandore, ce même Conseil européen a préféré opérer une révision "chirurgicale" en prenant mille et une précautions dans le libellé des conclusions à ce sujet.
Il faut dire que la Commission est opposée à une modification de la législation (à lire sur securiteinterieure.fr : 6e "bilan de santé Schengen" : le cadre juridique européen existant permet de répondre au retour dans l'UE de combattants en provenance de Syrie"). Elle n'est pas la seule. D'autres Etats membres le sont également.

Outre le fait de ne pas remettre sur la table du bloc un patient venant de subir il y a peu une lourde intervention, le Conseil a encadré clairement les choses et il y a lieu de s'en féliciter.
En effet, cette systématisation voulue par la France sans mesures d'accompagnement aurait des difficultés pratiques et pour cause : comment surveiller la sortie de tous les ressortissants communautaires sans engendrer d'interminables files d'attentes (aux aéroports par exemple) ? C'est aussi sans compter que le personnel chargé d'effectuer les contrôles nécessaires aurait été en effectif insuffisant. En somme, une telle mesure aurait été inefficace.

Le Conseil européen est donc réaliste en promouvant une analyse de risque commune qui fait actuellement défaut.
Pragmatique, il préconise d'avoir une approche commune du risque que constituent ces "foreign fighters", sur la base d'informations collectées par Europol et le système PNR (on comprend, au passage, mieux l'intransigeance du Conseil sur la création rapide d'un PNR européen) pour assurer le ciblage des passagers à risque.

Les services de renseignement : une coopération "hors sol" 

Enfin, dernier point, le Conseil européen réclame une meilleure coopération des services nationaux de renseignement et de sécurité entre eux et avec Europol.
Cette invitation laisse songeur. Ces services refusent en effet obstinément d'alimenter Europol en informations en matière de lutte anti-terroriste, empêchant de fait l'office d'exercer ses missions comme il se doit (à lire l'article du Pr Labayle sur le Conseil européen : "La réaction de l’Union aux attentats terroristes de Paris : que tout change pour que rien ne change ?").

La guerre des polices (et des services de renseignement) a-t-elle lieu ? Il faudrait faire preuve de naïveté pour penser que celle-ci vient d'éclater.
En effet, la collaboration se déroule dans une atmosphère de concurrence âpre entre services qui nourrissent les uns les autres une très grande méfiance. L'entraide s'opère uniquement entre personnes de confiance.
Elle se réalise en outre dans un cadre bilatéral ou des enceintes informelles (très) discrète.

Plutôt que de se livrer à une è-nième incantation comme c'est le cas dans ces conclusions, les chefs d'Etat et de gouvernement auraient pu s'inspirer de ce qui ce pratique dans le domaine de la lutte contre la grande criminalité, en déterminant le principe selon lequel les 28 ministres de l'Intérieur fixent, pour une période donnée, des priorités opérationnelles (à lire sur securiteinterieure.fr : Lutte contre la criminalité organisée : les ministres de l'Intérieur adoptent les priorités pour 2013-2017).
En clair, il s'agit de tenter de mieux ordonner une collaboration opérationnelle des services nationaux de renseignement et de sécurité en fixant un cap politique au sein d'un cadre institutionnel d'une Europe de la sécurité en pleine édification.

Pour l'heure, la lutte antiterroriste est un sujet sensible et les chefs d'Etat et de gouvernement préfèrent garder la main de manière individuelle sur ces questions.
La pomme est trop mûre pour une véritable impulsion politique au plus haut niveau visant à une meilleure coordination opérationnelle sur le terrain.
Il apparaît donc politiquement plus rentable de préconiser des recommandations à l'attention de services de renseignement et de sécurité qui, de toute façon ne suivront pas celles-ci... ou  (vraiment) très peu.


Retranscription des conclusions et formulation des commentaires par securiteinterieure.fr


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