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mercredi 22 mai 2024

L’UE face au narco-trafic : le Sénat dresse un bilan en demi-teine

 


C’est un rapport d'enquête qui fera date. Le Sénat a publié un document très exhaustif sur le narco-trafic en France. A ce titre, l’UE et ses instruments ne sont pas oubliés. Le Sénat y dresse un bilan en demi-teinte. D’un côté, les progrès en matière de lutte contre la criminalité liée à la drogue sont réels. Les instruments créés ont une véritable valeur ajoutée et les succès contre les organisations criminelles sont notables. De l’autre, l’UE souffre de nombreuses carences, de lourdeurs législatives et de blocages juridiques. Le Sénat s’inquiète en particulier des entraves posées en matière d’accès par les services enquêteurs aux données de connexion.


La criminalité liée à la drogue en Europe : une situation qui s’aggrave

Selon Europol, les recettes générées par la criminalité organisée se sont élevées à 139 milliards d'euros en 2021. Or, seuls 2 % environ de ces produits sont saisis chaque année. En outre, un rapport récemment rendu public par Europol soulignait que non seulement les stupéfiants sont le premier « marché » criminel actif dans l'Union européenne, mais surtout que la cocaïne y tient une part prépondérante : sur 295 groupes criminels particulièrement menaçants et impliqués dans le trafic de drogues, 113 se consacrent à la cocaïne - auxquels on peut ajouter 111 groupes « multiproduits » qui vendent, entre autres, de la « blanche » - contre « seulement » 44 pour le cannabis et 9 pour les drogues de synthèse.

Partout c'est le même constat, dans l'Union Européenne comme en France. Les violences se développent dans un contexte social délabré : services publics absents, transports en commun défaillants, déserts médicaux, fortes inégalités des chances et d'enseignement, inégalités économiques, sociales et d'accès à l'emploi, taux de pauvreté important. Cela constitue le terreau du développement d'une économie parallèle qui prospère, offrant, à certains, activité et revenus qu'ils ne trouvent pas ailleurs.

La plus-value européenne : l’exemple d’Europol

Le Sénat constate que l'Union a su se doter d'outils à la fois nombreux et bien structurés, dont les principaux sont les agences Europol et Eurojust, ainsi que de réglementations ambitieuses qui devraient théoriquement la placer en pointe de la lutte contre le narcotrafic.
Europol offre notamment aux États membres une aide à l'analyse de données, un appui qui s'est révélé décisif dans les dossiers EncroChat et SkyECC, et un soutien financier aux investigations des États membres, dans le cadre de leurs enquêtes ou du dispositif Empact (plateforme pluridisciplinaire européenne contre les menaces criminelles).

L'agence passe également des accords de coopération portant sur l'échange d'informations avec les pays hors Union européenne : elle accueille ainsi 250 officiers de liaison issus des 52 pays, notamment d'Amérique du Sud, avec lesquels Europol a des accords pour des échanges de données stratégiques ou opérationnelles. Europol, apparaît à ces pays comme une manière de rejoindre le niveau européen pour une aide en termes de renseignements, d'analyse criminelle, mais aussi en termes de financement de certaines réunions.
À travers ses publications, notamment le Serious and Organised Crime Threat Assessment (SOCTA), Europol contribue enfin à nourrir les politiques européennes. Ainsi, l'Alliance des ports européens est ainsi issue d'une préconisation figurant dans un rapport de l'agence.

Une success story : Eurojust, SkyECC et EncroChat.

Eurojust assume également un rôle opérationnel à travers les centres de coordination, mis sur pied dans le cas de la mise en oeuvre d'actions conjointes, telles que des arrestations ou des perquisitions simultanées dans tous les pays concernés, qui requiert une coordination minutieuse, en raison des différentes législations nationales relatives, par exemple, aux heures légales de perquisition. Plus de 150 actions coordonnées ont ainsi été menées, dont un grand nombre dans le cadre de SkyECC et d'EncroChat.
Le Sénat indique que ces opérations illustrent d'une certaine manière ce que pourrait être une action européenne véritablement coordonnée contre le narcotrafic, avec l'appui de deux instances de coordination qui ne se substituent pas aux services répressifs nationaux. Elles mettent également en lumière l'intérêt des coopérations ad hoc parties du terrain et nées d'une opportunité - en l'espèce celle d'infecter les serveurs d'un réseau de téléphonie cryptée criminel.

Trafic en ligne : le Digital Services Act (DSA) comme moyen de pression face aux grandes plateformes

Le Digital Services Act (DSA), en français « législation sur les services numériques », a pour objet de mettre en application le principe selon lequel ce qui est illégal hors ligne est illégal en ligne. Pour ce faire, il assigne un ensemble d'obligations aux pourvoyeurs de services numériques, en particulier les réseaux sociaux
Le DSA est entré en vigueur le 17 février 2024. Le Sénat a noté un décalage entre les éléments fournis par les représentants des réseaux sociaux, qui ont assuré de leur bonne coopération avec les services de police et l'autorité judiciaire et les témoignages des policiers de terrain qui mettent en évidence sur chacune des plateformes représentées (Meta, Snapchat, TikTok et X) des pages ou des comptes permettant l'achat en ligne de stupéfiants.
Le Sénat insiste sur le recrutement des « jobbeurs » sur les réseaux ne semble pas avoir été identifié par les plateformes comme un problème majeur, qui témoignent d'une très faible appréhension par la plateforme de ses responsabilités vis-à-vis du narcotrafic.

… mais qui souffrent d’un décalage de cadre légaux nationaux et d’une sous-utilisation

La coopération permise par Eurojust est entravée par les différences de cadre procédural entre les États : ainsi, les autorités belges déploraient l'absence, dans le droit français, d'un dispositif d'enquête post-sentencielle analogue à l'enquête d'exécution pénale locale, c'est-à-dire d'un dispositif permettant d'enquêter après le procès pénal pour obtenir l'identification et la confiscation des avoirs criminels.
S'agissant d'Europol, son impact apparaît encore trop limité : le cadre qu'offre l'agence reste en effet contraignant et impose un effort de coordination que les systèmes juridiques divergents des États membres ne permettent pas toujours. En d'autres termes, Europol n'occupe que la place que les États lui donnent. Ainsi cet organisme a le mérite d'exister mais il est limité par la rigidité des cadres juridiques à la fois entre pays et à l'intérieur de chaque pays pour partager renseignements et donnée). Au niveau opérationnel,  les services enquêteurs n'ont pas tous encore acquis le réflexe de solliciter l'appui d'Europol.

L’utilisation de l’Europe comme ressource face au crime


Le Sénat préconise donc que les outils européens soient employés. Par exemple, il suggère que les ressources fournies par le DSA soient pleinement utilisés par les autorités et que les obligations soient bien intégrées par les plateformes. De plus, le contrôle des « très grandes plateformes » étant assuré non au niveau national mais par la Commission européenne, il est indispensable de s'assurer de la cohérence de ce contrôle entre les deux niveaux.
Il importe enfin que l'Union soit un levier de renforcement de la coopération judiciaire et policière : à ce titre, les initiatives menées par Eurojust à destination de pays tiers doivent être renforcées en ciblant les États les plus touchés par le narcotrafic - dont certains sont d'ores et déjà concernés puisque la plus récente liste validée par la Commission européenne inclut, la Colombie, le Maroc, la Tunisie, l'Algérie et le Liban, ce qui devrait aboutir à court terme à la conclusion avec ceux-ci d'un accord européen de coopération judiciaire.
Le Sénat estime par ailleurs nécessaire que le niveau européen soit privilégié pour le développement des outils techniques requis pour renforcer la lutte contre le narcotrafic et pour donner aux services d'enquête les moyens de jouer non pas à armes égales (ce qui est impossible au vu de la déloyauté qu'implique toute entreprise criminelle), mais à armes moins inégales avec les trafiquants. Tel est notamment le cas de l'intelligence artificielle ou du traitement en masse de données.

L’Europe comme tremplin pour relever le pari technologique

Selon le Sénat, pour éviter que la France - et les autres États membres - ne dépende d'outils étrangers qui peuvent faire peser sur le secteur régalien le risque d'ingérences, il est vital que des « champions européens » puissent émerger et que les expertises soient mises en commun, au niveau tant du milieu universitaire que dans le secteur privé. Faute de débouchés commerciaux directs, le secteur du law enforcement reste en effet peu investi par la recherche, ce qui constitue un préjudice dommageable au « rattrapage » technologique que les services concernés par la lutte contre le narcotrafic doivent effectuer pour combler le vide numérique qui s'est créé entre eux et les trafiquants. D'après le Sénat, il convient de faire le pari de la technologie, comme le font les trafiquants. Ce pari est aujourd'hui une nécessité vitale face aux phénomènes commentés en première partie (recours aux messageries cryptées, adaptation des stratégies de trafic à la riposte judiciaire, recours aux plateformes en ligne, développement de nouveaux produits difficiles à détecter...) : les services répressifs ne doivent plus être en réaction face aux tactiques des narcotrafiquants, mais construire des outils puissants qui leur permettront d'anticiper le monde de demain.
Outre l'intelligence artificielle, plusieurs secteurs d'innovation doivent être investis : tel est notamment le cas des communications satellitaires, dont l'essor sont un point d'inquiétude car cette technologie peut rendre plus difficile encore l'accès des services répressifs aux échanges.

Des blocages juridiques qui subsistent : l’exemple des données de connexion

Présentes dans 85 % des enquêtes pénales, les données de connexion (ou métadonnées) sont les traces techniques laissées par un terminal (appareil portable, objet connecté, ordinateur...) sur un réseau lors de sa connexion. Or la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne a sévèrement restreint les conditions d'accès et de conservation.
Le droit français se trouvant en contradiction avec cette jurisprudence, plusieurs décisions ont depuis tendu à l'en rapprocher, notamment les arrêts du 12 juillet 2022 par lesquels la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé que le procureur de la République, qui dirige l'enquête, ne pouvait valablement contrôler l'accès aux données de connexion. Cet arrêt n’est que la stricte traduction d'une jurisprudence européenne à laquelle la France n'a d'autre choix que de se conformer, dans l'attente d'évolutions normatives voulues par certains États et fédérées dans une initiative appelée Going dark, dont les conclusions devraient être rendues dans le courant de l'année 2024.
Le Sénat préconise à cet égard d’obtenir l'assouplissement des règles applicables en matière de connexion des données - ce point étant crucial dans une matière comme le narcotrafic, qui repose encore largement sur l'exploitation des données de téléphonie.

L’Europe, toujours un temps de retard ?

L'organisation de la lutte contre la criminalité organisée ne pouvant se concevoir dans le seul cadre national, l'Union européenne s'est emparée du sujet de la criminalité, et plus particulièrement du trafic de stupéfiants. Pour autant, le Sénat rappelle que les progrès restent lents, en décalage avec l'accélération du trafic.
C’est le cas du le paquet e-evidence (« preuve électronique »). Composé d'un règlement et d'une directive, ce paquet est entré en vigueur le 18 août 2023 et sera applicable à compter du 18 août 2026. Il a été conçu comme une réponse aux difficultés rencontrées par les services d'enquête européens dans la coopération avec les plateformes numériques telles que Meta ou Google.
La mise en oeuvre du paquet e-evidence en 2026 devrait faciliter considérablement les enquêtes présentant une dimension transnationale - c'est-à-dire la plupart des enquêtes en matière de narcotrafic. Il est néanmoins probable qu'à cette échéance, les moyens de communication utilisés par les narcotrafiquants auront déjà considérablement évolué : des craintes se sont d'ores et déjà élevées pour pointer l'inadaptation de cette réglementation face à l'essor prévisible des communications satellitaires, qui ne sont pas comprises dans son périmètre, et face au quasi-monopole d'un cryptage « de bout en bout » qui met théoriquement les plateformes elles-mêmes dans l'incapacité d'accéder au contenu des échanges.

Une faiblesse : les lourdeurs bureaucratiques de l’UE

Le Sénat indique l'Union européenne souffre, enfin, d'un processus décisionnel lourd - et donc lent - qui ne colle pas aux nécessités de la lutte contre le narcotrafic, comme en atteste l'exemple de deux réglementations qui, lancées en 2021, restent en attente alors même qu'elles pourraient constituer un soutien décisif pour les magistrats et les services d'enquête.
Un train de mesures législatives sur la lutte contre le blanchiment ainsi qu’ayant trait au recouvrement et à la confiscation d'avoirs a pour vocation de lever les obstacles techniques et réglementaires à la pleine coopération entre les services répressifs des États membres. Selon le Sénat, il représente une avancée dans la lutte contre le narcotrafic ; il pâtit toutefois d'une temporalité de la législation européenne qui n'est pas celle des narcotrafiquants, présentant le risque que les nouvelles normes, conçues plusieurs années avant leur mise en oeuvre effective, aient perdu toute pertinence avant même d'entrer en vigueur.

Une solution : les coopérations multilatérales souples

Les États membres ont, par ailleurs, pris des initiatives multipartites tendant à coordonner l'action policière et judiciaire. Ainsi, à l'initiative des Pays-Bas, un groupe de travail intérieur/justice sur le renforcement de la coopération en matière de criminalité organisée a été constitué. Formalisé par un accord politique le 9 décembre 2021, il réunit la France, les Pays-Bas, la Belgique et l'Espagne ; l'Allemagne et l'Italie l'ont rejoint en octobre 2022.
Concrètement, il s'agit d'une instance de coordination dotée de deux groupes de travail (politique et opérationnel), destinée au partage d'informations et d'analyses et à la définition de positions communes dans les enceintes multilatérales. Ainsi, elle comporte un réseau d'experts douaniers portuaires des six pays membres, avec l'objectif d'échanger des bonnes pratiques et de faire notamment un retour d'expérience sur les équipements dont chacun dispose, afin d'investir dans du matériel approuvé.
Sur le plan judiciaire, il existe un réseau de magistrats, le réseau judiciaire européen en matière pénale (RJE), dont le but est d'identifier des « points de contact » spécialisés dans certains domaines, comme le trafic de stupéfiants, afin de faciliter l'entraide pénale. En parallèle de ce réseau, la présidence belge du conseil de l'Union européenne porte une initiative qui « permettrait aux magistrats d'échanger à niveau opérationnel sur les bonnes pratiques, leur connaissance des réseaux et les poursuites exercées au niveau national.

Des coopérations qui montrent elles-mêmes des limites

Le Sénat estime qu'un arbitrage doit être trouvé entre la nécessaire coopération internationale et la lourdeur inhérente aux institutions communautaires : les initiatives inter-États membres peu formalisées mais dynamiques finissent trop souvent, en arrivant au niveau de l'Union européenne, par se dissoudre dans la comitologie propre à l'UE, dans un paysage complexe de structures et de comités.
Les coopérations multilatérales souples ne sont pas la panacée. Ainsi, l’Alliance des ports européens se fixe des objectifs ambitieux en matière de coordination douanière et de partenariat public-privé. Cette coopération, qui n'en est qu'à ses débuts, permettra d'échanger des informations entre secteurs public et privé, dans les limites du cadre légal, et d'instaurer une culture de sécurité partagée ; les ports européens pourront partager leurs modus operandi, les bonnes pratiques et leurs expériences. Mais les autorités portuaires ont aussi pris des initiatives à leur niveau, comme la constitution d'un réseau des ports du Nord pour rehausser les standards de sécurité, dont la coordination avec les initiatives européennes n'apparaît pas avec clarté : la question de l'articulation entre les niveaux décentralisé, national et européen reste entière, le réseau des ports du Nord n'ayant aucune de voir sa composition s'étendre à l'Europe du sud.

synthèse et traduction du texte par Pierre Berthelet alias securiteinterieure.fr (synthèse réalisée sans intelligence artificielle)


 

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