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vendredi 18 octobre 2013

Frontex, Schengen, Lampedusa... Faut-il sauver ou protéger ? (2/2)


La situation aurait dû se calmer sur le front européen de Schengen, de l'immigration et des frontières extérieures. Pourtant, il n'en est rien. Le débat sur la capacité de l'UE à gérer l'immigration clandestine est relancé sur fond d'une tragédie humaine.
L'Europe est confrontée à un dilemme : faut-il sauver ou protéger ? Prise entre deux visions, celle d'une Europe passoire et celle d'une Europe forteresse, elle est amenée en effet à résoudre la quadrature du cercle : apporter secours aux migrants tout en sécurisant les frontières extérieures. Si des solutions sont envisageables en pratique, le choix sur le plan des valeurs est cornélien : sauver des individus au nom de l'humanisme ou protéger les frontières pour sauvegarder l'espace de libre circulation, voire les nations menacées par une immigration massive ?

Suite de l'article (accéder à la première partie de l'article) 

Toutefois, et c'est point qu'il importe de souligner, Frontex a été créé pour surveiller les frontières. Comme le rappelle Frontexit, "surveiller" n'est pas "veiller sur". Autrement dit, Frontex constitue en quelques sortes le "chien de garde de l'Union" et le règlement de 2007 l'instituant le souligne très clairement : "L'Agence a pour tâche de coordonner la coopération opérationnelle entre les États membres en matière de gestion des frontières extérieures". "La politique communautaire relative aux frontières extérieures de l'Union européenne vise à mettre en place une gestion intégrée garantissant un niveau élevé et uniforme de contrôle et de surveillance [...]. Pour mettre efficacement en œuvre les règles communes, il importe d'accroître la coordination de la coopération opérationnelle entre États membres. [...] Un organisme d'experts spécialisé chargé d'améliorer la coordination de la coopération opérationnelle entre États membres en matière de gestion des frontières extérieures devrait être créé sous la forme d'une Agence européenne de gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne, ci-après dénommée "l'Agence"".

Dès lors, Frontex s'inscrit dans une optique sécuritaire : assurer avant tout la protection des frontières extérieures, comme Eurosur au demeurant, dont le règlement a été adopté, pour rappel, par le Parlement européen ce mois-ci. A ce propos, le communiqué du Parlement européen précise que le projet qui plus est évalué à 244 millions d'euros pour la période 2014-2020, est bien avancé : "les règles de fonctionnement d'Eurosur ont fait l'objet d'un accord avec les gouvernements nationaux. La Bulgarie, l'Estonie, la Grèce, l'Espagne, la France, la Croatie, l'Italie, Chypre, la Lettonie, la Lituanie, la Hongrie, Malte, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, la Slovénie, la Slovaquie et la Finlande commenceront à utiliser Eurosur le 2 décembre 2013. Les autres États membres l'appliqueront à partir du 1er décembre 2014".

Dans cette optique, le développement de ces instruments sécuritaires (Schengen et Eurosur) de l'Union dans le cadre de ses politiques, n'est que la conséquence :
  • d'une construction de la politique migratoire européenne entreprise sur un mode sécuritaire et ce, depuis plus d'une dizaine d'années par les Etats membres, c'est-à-dire depuis le Conseil européen de Séville (21 et 22 juin 2002);
  • de la réforme de la gouvernance Schengen entreprise depuis 2011. Le contentieux franco-italien du printemps de cette année 2011 s'est soldé par une demande conjointe exprimée de la part de ces deux pays, au sujet d'une action plus ferme émanant de l'Union. La libre circulation, principe de base de la coopération Schengen,  est préservée, mais au prix d'une contrepartie : l'amélioration de la lutte contre l'immigration clandestine et le durcissement de la surveillance des frontières extérieures. Ainsi, le renforcement des moyens accordés à Frontex et l’élaboration d'Eurosur s'inscrivent dans le cadre de la réponse apportée par les institutions européennes, à cette demande franco-italienne.

Une conception sécuritaire non exempte d’ambiguïté

Il existe une forte ambiguïté quant au rôle joué par ces dispositifs sécuritaires. C'est le cas d'Eurosur où il existe des doutes sur l'incompatibilité des objectifs poursuivis : sauver d'une part, protéger d'autre part. Ainsi, dans un communiqué dans lequel la Commissaire Malmström "se félicite du vote du Parlement européen concernant Eurosur", il est pécisé que "l’UE doit redoubler d’efforts pour prévenir de telles tragédies. Avec ses États membres, elle doit s’efforcer de prendre des mesures décisives et exprimer sa solidarité à la fois avec les migrants et avec les pays qui sont confrontés à des flux migratoires croissants. Eurosur s’inscrit dans ce cadre. Ce système contribuera dans une large mesure à protéger nos frontières extérieures et à sauver la vie".

Dans une perspective différente, les Etats font également preuve d'ambivalence : s'il leur appartient d'opérer un sauvetage des migrants selon les règles posées par les conventions internationales, ils se montrent réticents à  respecter celles-ci, notamment en facilitant les procédures à l'égard des navires commerciaux ayant recueilli des migrants. Bien au contraire, les impératifs de lutte contre l'immigration clandestine conduisent ces navires désireux de porter secours à ne pas le faire, en vue de ne pas subir des retards et des tracasseries administratives onéreuses (voir à ce sujet,sur la saillance du problème et la complexité juridique de la réponse, l'article "Lampedusa : chronique de drames annoncés").

Au-delà du drame : la permanence de la vision sécuritaire

Peut-on considérer que la tragédie de Lampedusa marque une inflexion de l'action européenne en matière de gestion des frontières extérieures ? Rien n'est moins sûr. La politique migratoire européenne demeure fortement déséquibrée, la dimension sécuritaire restant particulièrement prégante (voir une étude du Parlement européen à ce sujet, présenté sur securiteinterieure.fr dans "L’évaluation de la mise en œuvre des programmes sur "l'Espace de liberté, de sécurité et de justice" a régressé ").

En outre, le débat actuel au sein des Etats membres porte, peu ou prou, sur une intensification de la lutte contre l'immigration clandestine et sur un durcissement des règles relatives à la libre circulation des personnes dans un espace sans frontières.

En France, le thème des Roms électrise la classe politique dans un contexte d'échéance électorale, de montée du Front national dans les sondages et d'ouverture du marché du travail à la Roumanie et à la Bulgarie au 1er janvier 2014. En outre, des hommes politiques de droite réclament régulièrement une révision des "Accords de Schengen"(à lire sur securiteinterieure.fr : La proposition du président Sarkozy de réformer l'espace Schengen, synthèse et décryptage), comme par exemple récemment avec Laurent Wauquiez.
En Suisse, pays membre de l'espace Schengen, un parti politique, l'UDC, a déposé un projet de loi destiné à endiguer l'immigration masse. Ce projet, rejeté par le Sénat, sera examiné par les citoyens eux-mêmes dans le cadre d'une votation en 2014.

La prévalence des logiques nationales

Les dirigeants des Etats se montrent à des degrés divers, davantage préoccupés par la lutte contre l'immigration clandestine, que ce soit en réponse à une préoccupation légitime de l'opinion publique ou dans le cadre d'une stratégie électorale. Quoi qu'il en soit, le vice-président du Conseil italien, Angelino Alfano, résume cette logique sécuritaire prédominante relatée dans Courrier international : "il faut renforcer la frontière européenne en Méditerranée et le rôle de Frontex [agence européenne chargée de la gestion des frontières extérieures des Etats membres de l'UE], puisque derrière ces flux migratoires se cachent des cellules terroristes".
Certes, il n'est pas question de systématiser le lien entre immigration clandestine et terrorisme, mais il importe de souligner que la conduite des Etats est davantage dictée par des considérations de sécurité. En d'autres termes, l'afflux de migrants est considéré comme un problème d'immigration clandestine, ce thème s'intégrant lui-même dans une problématique plus vaste. il s'agit de la sécurité au sein de laquelle se mêlent et s'agrègent différentes figures : le migrants clandestin, le Rom errant, le jeune des banlieues délinquant et le criminel mafieux venant des pays de l'Est par exemple (à lire sur securiteinterieure.fr : Les Roms sont-il intégrables à la société française ?).

Surtout, les considérations de politique intérieure prédominent. Confrontés à la montée des populismes (à lire sur securiteinterieure.fr : Front national : réflexes identitaires), les dirigeants des Etats membres s'efforcent de rassurer une frange grandissante de l'opinion publique inquiète, par des réponses fortes et visibles sous forme de solutions apportées sur le plan national.  En effet, "malgré la volonté proclamée d'une coordination européenne des politiques migratoires, "aucun pays n'est vraiment prêt à céder de sa souveraineté sur une question aussi sensible politiquement et électoralement que l'immigration. […] Au contraire, les Etats membres préfèrent se faire la guerre entre eux, comme cela est arrivé en 2011 entre l'Italie et la France" (Courrier international  reprenant les propos de Il Foglio).

Dans un article publié tout récemment, le Professeur Labayle rappelle que les Etats demeurent actuellement les premiers responsables de la surveillance de leurs frontières extérieures (et non l'UE que l'on tend à désigner comme responsable, voire coupable). "S’il est de bon ton, comme on le lit et l’entend dans les médias commentant ce drame, de fustiger l’Union européenne pour son indifférence égoïste et son impuissance chronique, un peu de mesure est nécessaire, ne serait-ce que pour indiquer à quel point la responsabilité des Etats est écrasante". Il ajoute que "au premier chef, le procès de l’Europe forteresse s’est ouvert immédiatement, mettant paradoxalement en cause l’efficacité grandissante du dispositif de contrôles aux frontières extérieures. Débat sans réponse, passant outre les aspirations des populations des Etats membres au repli sur elles-mêmes et qui inspirent la surenchère de leurs gouvernants".

Dans son analyse, Yves Pascouau rappelle le caractère inabouti de la politique migratoire européenne et souligne le peu d'empressement de légiférer en matière d'admission légale. Cette résistance étatique traduit une volonté des Etats de conserver leurs prérogatives dans ce domaine. Dès lors, imputer à l'Union du drame de Lampedusa est injuste car l'Union s'efforce de faire converger 28 politiques migratoires nationales encore très dissemblables.

En définitive, faut-il sauver ou protéger ? La réponse semble aller d'elle-même. Une fois passée la tempête médiatique, une fois oubliée la vague d’indignation, une fois émoussés les bons sentiments exprimés face à la tragédie humaine, les préoccupations sécuritaires reprendront sans nul doute le dessus au sein de chacun des Etats membres. 

En tout état de cause, si un nouvel afflux de migrants est à observer sur les côtes européennes, on saura toujours qui blâmer :
  • s'ils sont vivants, l'Union européenne n'aura pas été capable de protéger comme il se doit ses frontières,
  • s'ils sont morts, cette même Union européenne aura fait preuve de son inefficacité, en ne parvenant pas à les sauver !

Pour citer l'article :
Pierre Berthelet, « Frontex, Schengen, Lampedusa... Faut-il sauver ou protéger ? », 2e partie, securiteinterieure.fr, 18 octobre 2013, http://securiteinterieurefr.blogspot.be/2013/10/frontex-schengen-lampedusa-faut-il_18.html

Accéder à la première partie de l'article
 
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A lire aussi sur securiteinterieure.fr:

A lire en outre sur RUEDELSJ :
... ainsi que la page Immigration de l'EPC.

A regarder par ailleurs :  "EU rules on maritime rescue: Member States quibble while migrants drown" (Steve Peers - Statewatch Analysis)

A voir enfin les articles de :

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