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lundi 18 avril 2016

Crise des réfugiés: selon l'Assemblée nationale, la mission de police maritime Sophia est un "accélérateur migratoire" et l'UE ne peut plus "entretenir l'illusion humanitaire"


Les mots sont durs. Dans un rapport d'information rendu récemment, l'Assemblée nationale vient de tacler la mission de police maritime Sophia chargée de lutter contre le trafic de clandestins en Méditerranée centrale.
Pour les députés, les résultats obtenus par cette mission, dont  le mandat devrait être élargi (selon une annonce du 18 avril de Federica Mogherini), sont indéniables mais ils restent mitigés quant à l’impact sur les flux de migrants.

Le principal point noir : Sophia agit comme un "accélérateur migratoire", sans que des actions efficaces soient conduites. Pour l'Assemblée nationale, il arrivera un moment où les autorités bruxelloises ne pourront plus entretenir l’"illusion humanitaire".

Cette vision tranche avec celle de Federica Mogherini, la haute représentante aux affaires étrangères européennes, qui vient de déclarer tout juste que "l’opération est un réel succès".

Présentation de Sophia

Histoire L’opération EUNAVFOR Méd, dite Sophia, a été lancée après la catastrophe humanitaire du 18 avril 2015, qui a vu 700 migrants se noyer au large des côtes libyennes.

L’opération Sophia, assise a pour objectif de contribuer à démanteler le modèle économique des réseaux de trafic de clandestins et de traite des êtres humains dans la partie Sud de la Méditerranée centrale. Doivent être déployés à cet effet des efforts systématiques en vue d’identifier, de capturer et de neutraliser les navires et les embarcations et les ressources utilisés ou soupçonnés d’être utilisés par des passeurs ou des trafiquants d’êtres humains.

Sophia n’est donc pas une mission de combat mais une mission de police accomplie par des unités militaires dans un cadre légal très restrictif. Il ne s’agit pas d’un blocus de l’Afrique du Nord ni d’une intervention contre la Libye, et elle ne doit faire ni victimes civiles ni dommages collatéraux.

La recherche, l’assistance et le sauvetage des naufragés ne font pas explicitement partie de la mission. Toutefois, en réalité, tout marin a la responsabilité juridique, en vertu du droit international, et l’obligation morale, conformément à la tradition des gens de mer, d’agir en ce sens.

Le but principal : lutter contre la « filière libyenne »


Pour l'Assemblée nationale, la Libye possède un réel savoir-faire dans le trafic des migrants, dont la régulation était naguère conçue par le régime du colonel Kadhafi comme un moyen de pression contre les Occidentaux.

La grande majorité des migrants concernés par la « filière libyenne » sont originaires d’Afrique sub -saharienne.

Selon les députés, le modèle économique du trafic est tellement profitable que les trafiquants consentent désormais à abandonner les embarcations, ce qui leur garantit tout de même un bénéfice moyen par trajets de 67 000 euros pour ceux qui utilisent un zodiac et même de 380 000 euros pour ceux qui utilisent une embarcation en bois.

Les revenus totaux tirés de l’exploitation de la misère des migrants ont été estimés, pour 2015, à 4,5 milliards d’euros, soit plus du tiers du PIB libyen.

Une mise en œuvre extrêmement rapide


Contrairement à l’usage pour les missions de politique de sécurité et de défense commune (PSDC), Sophia n’a en réalité pas été fondée sur une réflexion préalable pour définir une philosophie d’emploi des forces : un plan d’opération a été élaboré directement par l’état-major romain, composé à 90 % d’officiers italiens.

Sa mise en œuvre s’est par conséquent avérée extrêmement rapide, puisqu’elle a pris à peine trois mois :
  • le 30 avril 2015, élaboration du concept de management de crise ;
  • le 18 mai 2015, décision du Conseil de concevoir l’opération ;
  • le 22 juin 2015, décision du Conseil de lancer la phase 1 de l’opération ;
  • le 27 juillet 2015, entrée de l’opération en pleine capacité opérationnelle.

La situation actuelle

22 États membres de l’Union européenne participent à Sophia, mettant à disposition 1 327 personnels. Leurs moyens sont coordonnés par un état-major international situé à Rome, commandé par un vice-amiral italien.

L’état-major est placé sous les ordres directs du Comité politique et de sécurité (CoPS) de l’Union européenne.

L’Italie, compte tenu de sa situation géographique en première ligne et de sa sensibilité à la question des migrations en provenance de la Libye, a évidemment manifesté la volonté de prendre le leadership et d’être désignée nation - cadre. Il faut dire que Sophia s’articule avec Mare Sicuro, une opération nationale italienne aux objectifs et au champ d’action similaires.

Les 3 phases de l'opération
  • la phase 1, consacrée au déploiement et à l’analyse, était destinée à améliorer la compréhension du modèle économique des trafiquants et passeurs ;
  • la phase 2, en cours, consacrée à la sécurisation et à l’interception, a pour but, d’abord en haute mer puis dans les eaux territoriales, de procéder à l’arraisonnement, à la fouille, à la saisie et au déroutement des navires et autres embarcations soupçonnés d’être utilisés pour la traite des êtres humains ou le trafic illicite de migrants ;
  • la phase 3, consacrée à la neutralisation, sera l’occasion de prendre toutes les mesures nécessaires à l’encontre des navires et autres embarcations et des ressources connexes soupçonnés d’être utilisés pour la traite des êtres humains ou le trafic illicite de migrants, y compris en les éliminant ou en les mettant hors d’usage, sur le territoire libyen, au moyen d’opérations spéciales et amphibies limitées et temporaires. À la fin de cette troisième phase, le trafic de migrants sera réduit à un niveau gérable individuellement par les États côtiers.

1er bilan : Des réseaux toujours actifs mais sous pression


Il a été décidé de passer à la phase 2a afin de faire cesser la présence de bateaux d’escorte dans les eaux internationales. Le basculement est intervenu le 7 octobre 2015.

L’information a toutefois circulé rapidement, au point que ne sont le plus souvent interpellés que les « jokers » (un migrant formé et mis à la manœuvre d’un zodiac, après lui avoir confié un GPS).

Or ceux-ci ne sont pas arrêtés par la police italienne mais seulement débriefés, dans l’optique de recueillir des informations utiles à la lutte contre le trafic. Au total, si la police italienne fait état de 400 à 500 passeurs arrêtés, seulement 48 trafiquants ont été interpelés et remis aux autorités italiennes, à la suite de quoi une quinzaine de procédures judiciaires ont pu être intentées.

Pour ce qui concerne la mission officiellement assignée à Sophia – le démantèlement des réseaux –, la phase 1 et le début de la phase 2a se soldent par un demi-succès :
  • d’un côté, peu de trafiquants sont mis hors d’état de nuire et le trafic se poursuit ;
  • cependant, de l’autre, les autorités européennes possèdent désormais une bonne connaissance de ce système mafieux et des personnes physiques qui en portent la responsabilité, la ressource en embarcations tend à se raréfier, les réseaux criminels se voient interdire l’accès à la haute mer et le nombre de migrants comptabilisés a baissé de 9 % entre le second semestre 2014 et le second semestre 2015, pour s’établir en rythme annuel, au 31 décembre 2015, à 154 725.

Le principal reproche susceptible d’être adressé par l'Assemblée nationale à l’opération Sophia est en effet qu’elle agit comme un « accélérateur migratoire », sans que des actions efficaces soient conduites, ni pour limiter ce mouvement humain à sa source ni pour se donner les moyens d’opérer des reconduites dans les pays d’origine. La passivité de l’Union européenne en la matière n’échappera pas éternellement à la critique publique ; il arrivera un moment où les autorités bruxelloises ne pourront plus entretenir l’« illusion humanitaire ».

2e bilan : Une route très meurtrière

La « route centrale » est toujours particulièrement meurtrière : en 2015, 2 892 personnes y ont perdu la vie, soit 1,9 % des effectifs de migrants, contre 855 morts sur la route orientale, soit un taux de 0,1 %. Depuis la mise en place de Sophia, la plupart d’entre eux décèdent toutefois lors de leur interminable cheminement terrestre à travers l’Afrique, au cours duquel ils font l’objet – notamment les femmes – de violences continuelles. L’opération européenne a tout de même permis de secourir pas moins de 9 088 migrants et seulement trois corps ont été repêchés depuis juillet 2015.

L'environnement militaire de Sophia

L’OTAN est très présente en Méditerranée centrale, à travers son opération Active Endeavour. La haute représentante et le commandement de l’OTAN encouragent les interactions et la coopération tactique et technique, d’autant que le chef du commandement allié maritime de l’OTAN est depuis peu un Britannique, ce qui facilite la connexion entre les deux opérations.

9 opérations PSDC actuellement menées par l’Union européenne en Afrique, 3 pourraient davantage prendre en compte le problème des migrations à destination de la Libye : EUBAM Libye, chargée d’aider les autorités libyennes à renforcer la sécurité à leurs frontières ; EUTM Mali, qui a pour objectif de former les forces armées maliennes ; EUCAP Sahel Niger, destinée à conseiller les autorités nigériennes dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. C’est d’ailleurs aussi le cas de l’opération française Barkhane au Sahel.

Sophia et Frontex

Quant à l’agence européenne Frontex, elle pilote deux missions afin de garder les zones frontalières maritimes et terrestres de l’Union européenne par lesquelles transitent les grands flux de migrants actuels : Poséidon en mer Égée ; Triton en Méditerranée centrale.

Avec cette seconde opération, Sophia a élaboré un protocole commun et échange des officiers de liaison en état-major et sur les bâtiments. La collaboration avec Frontex – tout comme, dans une moindre mesure, avec Europol et Eurojust – est donc étroite et saine selon les députés.

L'évolution future de la mission

La reconduction de Sophia suppose l’adoption d’une nouvelle décision avant le 27 juillet 2016. Celle-ci apparaît aujourd’hui nécessaire afin de poursuivre l’action dans trois directions : maintenir la pression sur les trafiquants ; continuer à sauver des vies ; rester prêts à passer à la phase 2b.

Si les deux premières phases se sont déroulées conformément à la planification et aux attentes des donneurs d’ordres politiques, les résultats stratégiques tangibles obtenus ne constituent qu’une étape.

Les conditions juridiques nécessaires au passage aux phases ultérieures rendent toutefois celui-ci hypothétique. Elles prévoient en effet l’intrusion de la force de Sophia dans l’espace de souveraineté maritime puis terrestre de la Libye, ce qui imposera le consentement du gouvernement local, assorti de nouvelles résolutions de l’Organisation des nations unies (ONU).

synthèse du texte par Pierre Berthelet alias securiteinterieure.fr


A lire par ailleurs sur securiteinterieure.fr, le Dossier spécial "Crise des réfugiés" de securiteinterieure.fr




RAPPEL IMPORTANT PAR AILLEURS : l'angle retenu est celui de la sécurité, mais il convient de noter que cette crise revêt de nombreux autres aspects, humanitaires notamment (consulter à ce sujet  la charte éditoriale de securiteinterieure.fr).

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