La fabrication de l’ennemi - Ou comment tuer avec sa conscience pour soi est un livre qui mériterait d’être un ouvrage de référence en raison de sa synthèse fine de la problématique abordée au prisme des relations internationales. Ce livre préfacé par Michel Wieviorka est d’une grande profondeur même s’il demeure malgré tout d’un accès très aisé. Agréable à lire, il fourmille d’illustrations sous forme d’encadrés permettant au lecteur d’approfondir les réflexions subtiles d’un auteur faisant preuve d’une grande érudition. Pierre Conesa nous révèle ainsi à travers cet ouvrage son expérience accumulée dans ses diverses fonctions : élève de l’ENA, enseignant à Sciences Po Paris, directeur adjoint de la délégation aux affaires stratégiques et chercheur associé à l’IRIS.
Mais qui est l’ennemi au fond, pourrait-on se demander avant d’entreprendre la lecture de ce livre passionnant ? Il découle de l’imaginaire collectif nous répond l’auteur sans détour. C’est un Autre ayant la propriété d’être menaçant, mais surtout qui présente la particularité d’avoir des différences fondamentales.
D’emblée, Pierre Conesa rejette toute naturalité de l’ennemi. Celui-ci est produit par des « marqueurs d’ennemis », c’est-à-dire des entités publiques ou privées, institutions ou individus qui participent à désigner l’ennemi à l’opinion publique. L’ennemi est donc façonné par les think tanks, les strategists notamment américains, les services de renseignement et ce que l’auteur nomme les « mythologistes » : les intellectuels, savants, historiens et hommes politiques qui contribuent à donner à l’ennemi toute son épaisseur.
Pourrait-on classer l’auteur dans les études constructivistes des relations internationales ? On peut en douter car celui-ci déclare que si ces faiseurs d’opinions « fabriquent » des ennemis, certains sont bien réels. L’auteur se révèle difficilement classable dans les catégories des études de sécurité bien connues mais une chose est néanmoins certaine : il souhaite procéder à une mise en abîme des études réalistes en dénonçant le poids excessif joué par les théories sur la puissance dans la détermination de l’ennemi.
Reste que Pierre Conesa ne se livre pas à une déconstruction des discours de sécurité si chère aux sociologues linguistiques. L’auteur nous livre plutôt une typologie particulièrement instructive et surtout stimulante de l’ennemi. Dans la partie centrale de l’ouvrage, il est ainsi possible de découvrir l’anatomie de l’ennemi : entre autres, « le rival planétaire », « l’ennemi médiatique », « l’ennemi conceptuel » ou bien encore « l’ennemi proche ».
L’ennemi est intime avec les guerres civiles, les marqueurs identitaires étant surtout les familles qui font office de passeur de mémoire. L’ennemi est aussi le barbare occupé, un être inférieur à dénigrer. L’ennemi proche correspond à celui dont la proximité géographique fait naître un sentiment de menace. Pour ce qui est de l’ennemi conceptuel, il est celui que l’unilatéralisme développe à sa mesure. Quant à l’ennemi d’absolu, il a trait à la lutte existentielle contre le Mal absolu ou contre l’hérétique, manipulé par le Malin, nous dit l’auteur. Le combat mené contre cet ennemi est alors une sorte de guerre cosmique, un « exorcisme à visée plantaire » où « les fanatiques de l’Apocalypse sont de même nature que les fanatiques sur Terre » (p. 218 et 229).
La Fabrication de l’ennemi procède surtout à une démonstration convaincante sur la fabrique de l’ennemi. Il suffit de se remémorer ces petites « rivalité de victimisation » (p. 276) et ces guerres de mémoire dont parle Pierre Nora, pour trier le bon grain de l’ivraie de sorte de garder dans les mémoires collectives le « bon » ennemi.
Or, pour être un bon ennemi au sens d’ennemi médiatique, il faut répondre aux exigences médiatiques, en particulier aux contraintes de temps. Ainsi, pas d’ennemi pendant une Coupe du monde de football ! Dans le paragraphe intitulé « J’accuse… (et moi aussi) » inspiré de la formule célèbre de Zola, Pierre Conesa dénonce vigoureusement les intellectuels médiatiques et autres « esprits brillants » dans leurs efforts de mobilisation de l’opinion publique faisant des crises stratégiques, des crises politico-médiatiques.
On l’a bien compris, La Fabrication de l’ennemi est un ouvrage portant un regard critique sur les relations internationales, parfois non dénué d’ironie. Avec une lucidité certaine, l’auteur y dénonce dans le sillage de certaines réflexions de Roger-Pol Droit (L'Occident expliqué à tout le monde), « l’inoxydable habitude » de l’Occident à déclencher des conflits mondiaux. Il met en exergue également le fait que l’ennemi est un choix de démocraties, celles-ci ne se révélant pas toujours aussi pacifiques qu’elles le prétendent. Elles ne le sont « qu’en fonction du pacte social qu’ils ont tissé dans leurs opinion à travers la construction historique de leur identité. Allez donc contester devant les Américains la notion de « destinée manifeste » ! Les Etats-Unis s’autoattribuent une mission plantaire qui recouvre étrangement leurs intérêts » (p. 342).
Enfin, la critique porte sur le mouvement actuel tendant à vouloir appréhender systématiquement les problématiques des relations internationales sous le prisme de la stratégie. « Tout est stratégique !» dit-il, ou du moins, tout l’est trop car la stratégie est une « une construction qui vise toujours à établir une construction à établir une rationalité de puissance d’un pays donné » et il ajoute « la pensée stratégique cherche les voies et les moyens d’imposer ses vues sans tenter de comprendre ce qui fait la spécificité de l’Autre » (p. 94-95).
Cependant, l’ouvrage ne tombe pas non plus dans la critique systématique et l’auteur propose des pistes pour vivre sans ennemi. Il y a la réconciliation et le pardon certes, mais aussi la création d’un projet politique dénué d’Autre menaçant. Contredisant la pensée Carl Schmitt, Pierre Conesa nous illustre sa pensée en mettant en exergue, non sans perspicacité, le fait que la construction européenne ne se fait pas à l’ombre d’un ennemi.
Pourtant, il semble que ce soit l’exception qui confirme la règle car « la fabrication de l’ennemi, dans les décennies à venir, sera encore un gros facteur de production » affirme-t-il (p. 339). Voilà peut-être de quoi inquiéter certains et rassurer d’autres. En tout état de cause, la thématique de l’ennemi restera à l’ordre du jour quelques temps encore et les réflexions de cet ouvrage remarquable ne sont, par conséquent, pas prêtes de se périmer.
Pierre CONESA
La fabrication de l’ennemi - Ou comment tuer avec sa conscience pour soi
Paris, Robert Laffont - 2011
Note de lecture rédigée par Pierre Berthelet, Chercheur au CDRE (Université de Pau) / Chargé de cours à l’Institut d’Etudes politiques de Lille
A lire aussi :
- La note de lecture d'Alain Marzona (Revue historique des armées)
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- L'article de Jean Guinel (Le Point.fr)
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