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mercredi 22 avril 2015

D’après le rapport sénatorial sur la lutte contre les filières jihadistes, la France refuse l’idée d’un "service de renseignement européen"


Le Sénat a remis il y a peu un très intéressant (pour ne pas dire passionnant) rapport sur la lutte contre les filières jihadistes (à lire aussi sur securiteinterieure.fr : Préoccupé par le terrorisme, le Sénat est favorable à un "Acte pour la sécurité intérieure de l'Union européenne"). Ce rapport richement documenté a été très médiatisé pour certaines critiques émises, notamment :
  • la réticence des services de renseignement français à échanger spontanément leurs informations dans les affaires instruites conjointement;
  • le fait que la DGSI n'intègre pas suffisamment le renseignement territorial;
  • le fait que les multiples structures intéressées par la lutte antiterroriste de l’Etat  restent  insuffisamment coordonnées par l'UCLAT.
source de l'image

Pourtant, l’un des volets du dispositif relatifs aux liens entre la sécurité et l’Europe a été occulté. Cette absence de publicité de cette portion du rapport du rapport est dommageable car elle s’avère être très instructive.
On y découvre en effet que la France refuse l’idée d’un centre européen intégré en matière de renseignement au sein d'Europol, et que les sénateurs dénoncent la faible alimentation par la France de la base de données internationales des documents volés, critiquent la position de la Commission de ne pas vouloir mettre en place un système de surveillance des transactions financières, ou encore insistent sur l’absence de véritable collaboration Europol-Eurojust en matière antiterroriste.

Refuser l’émergence d’un centre européen intégré en matière de renseignement

Le Sénat indique que si les institutions de l'Union européenne disposent ainsi d'un pouvoir d'impulsion en matière de lutte contre le terrorisme, la coopération effective entre les États membres sur ce sujet reste soumise à la bonne volonté des gouvernements.
En particulier, la coopération en matière de renseignement, aspect essentiel de cette lutte, reste en grande partie en dehors du champ communautaire.

Il existe une tendance à faire entrer le renseignement dans les compétences de l'Union européenne. Selon Europol, avec le temps et lorsque le niveau de confiance requis aura été établi, sa Task Force CT (Contre-Terrorisme) serait appelée à faire office de centre de « fusion » (rassemblement de toutes les données) pour les données policières et de renseignement. Plusieurs États membres, dont la France, sont toutefois réticents devant une telle évolution (à lire sur securiteinterieure.fr : Lutte antiterroriste : décryptage d'un sommet au cours duquel les chefs d'Etat et de gouvernement demandent, exigent, ordonnent, mais...).

Surmonter les problèmes police – justice à l’échelle européenne

Le Sénat constate que l'accès d'Eurojust aux fichiers d'analyse d'Europol reste très parcellaire et inégal de même que la coopération entre Eurojust et les bureaux de liaison nationaux d'Europol (à lire sur securiteinterieure.fr : Le terrorisme dérivant de l’extrémisme religieux reste une priorité d'après Europol (TE-SAT 2014)).
Or deux fichiers d'analyse criminelle d'Europol (qui regroupe les informations sur le terrorisme islamiste et du fichier DOLPHIN qui concernent les autres formes de terrorisme) seraient particulièrement utiles aux magistrats antiterroristes français.
Les informations classifiées de ces fichiers ne relèvent plus du renseignement et peuvent être admises comme élément de preuve judiciaire. L'impossibilité pour Eurojust d'accéder à ces fichiers d'Europol est d'autant moins légitime qu'Eurojust est associé à l'ensemble des fichiers Europol liés à la criminalité organisée.

Renforcer la portion française des frontières extérieures de l’Union

Le Sénat propose d’augmenter les effectifs de la police de l'air et des frontières (PAF) pour concilier l'objectif de contrôles approfondis plus systématiques et la fluidité des passages aux frontières. Pour mémoire la France compte 132 l points de passage frontaliers (PPF), 85 étant situés dans des aéroports, 37 dans des ports et 10 dans des gares. 43 PPF principaux sont contrôlés par la PAF les autres par la douane.

Le SIS constitue l'un des outils majeurs de partage de l'information entre États de la zone Schengen et doit en conséquence être pleinement mobilisé dans le cadre de la lutte contre les filières djihadistes.
À ce titre, le Sénat demande la création, dans le SIS II, d'un signalement spécifique pour les personnes qui rejoignent une organisation terroriste établie à l'étranger, afin que l'ensemble des pays de l'espace Schengen partagent simultanément l'information, et puissent la croiser avec leur propre fichier de personnes recherchées.

Faire un meilleur usage par la France de la base de données SLTD d’Interpol


Créée en 2002 après les attentats du 11 septembre pour aider les pays à sécuriser leurs frontières et contribuer à la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, la base de données SLTD d'Interpol répertoriait, au 1er mars 2015, plus de 46,5 millions de documents (cartes d'identité, passeports et visas) déclarés volés ou perdus. 169 États contribuent à son enrichissement.
En France, c'est l'Agence nationale des titres sécurisées qui alimente quotidiennement la base avec les références des passeports perdus, volés ou invalidés, par l'intermédiaire du Bureau central national (BCN) Interpol de la Direction centrale de la police judiciaire.
Cette base de données complète utilement les bases documentaires française et européenne.
D'après Interpol, le SLTD a fait l'objet de plus de 1,136 milliards de consultations en 2014 qui ont donné 71 828 réponses positives.

Le Sénat constate que la France n'envoyait au SLTD que les informations relatives aux passeports perdus, volés ou invalidés et pas celles liées aux cartes nationales d'identité en raison d'une interprétation juridique restrictive, au niveau national, de la position commune du Conseil du 24 janvier 2005 (à lire sur securiteinterieure.fr : Lutte antiterroriste et sécurité aux frontières : vers une interconnexion du "Système d’information Schengen" aux bases de données d’Interpol).

De leur côté, d’autres Etats européens, en particulier l'Allemagne, ne partagent pas une vision si restrictive et transmettent au SLTD les informations relatives aux CNI volées et perdues.
Le Sénat comprend mal la position française et souhaite que cette interprétation soit modifiée pour permettre la transmission de toutes les informations utiles pour la réalisation des contrôles aux frontières.
En effet, le déploiement de COVADIS (logiciel de la PAF) a permis une très forte augmentation du nombre d'interrogations du SLTD au niveau national, qui s'établit à 11 millions par an.

Elaborer (enfin) le PNR européen

Un projet de directive PNR proposé par la Commission le 2 février 2011 a fait l'objet d'un accord politique entre les ministres de l'Intérieur des 28 en avril 2012 ; il a cependant été rejeté en avril 2013 par la commission LIBE du Parlement européen (à lire sur securiteinterieure.fr le fil des articles sur le PNR).

Si la directive n'a pas été adoptée, 14 États membres dont la France ont déjà reçu un financement de la Commission européenne pour les aider à mettre en place leur plateforme PNR au niveau national.
Au début de février 2015, les principaux groupes politiques du Parlement européen se sont engagés à faire aboutir le PNR européen d'ici à fin 2015, à condition toutefois que se tiennent, en parallèle, les négociations sur la réforme des règles de protection des données, qui attendent sur la table du Conseil depuis janvier 2012 (pour un suivi du dossier législatif).

Le Sénat a pris acte du fait qu'en tout état de cause, la France a déjà commencé à mettre en œuvre son propre fichier PNR. Toutefois, elle considère que l'efficacité de ce fichier serait décuplée s'il était mis en réseau avec des PNR créés par chaque État-membre, tant la lutte contre les filières djihadistes est un problème européen et non national.
Dès lors, elle recommande que la directive qui sera adoptée reprenne des garanties semblables à celles qui figurent dans le PNR français, dont le décret de création a été approuvé par la CNIL.

Utiliser pleinement les facultés offertes par le PNR français

Indépendamment des démarches entreprises par l'Union européenne pour favoriser l'émergence de systèmes de PNR nationaux harmonisés, la France a décidé de se doter d'un tel outil avec le vote de la loi de programmation militaire 2014-2019.
L'objectif de ce système est de recueillir, en vertu d'un décret du 26 septembre 2014 et d'un décret du 22 décembre 2014 toutes les données API-PNR des 230 compagnies françaises et étrangères desservant le territoire français, à l'exclusion des vols intérieurs, ce qui peut représenter, en « vitesse de croisière » près de 200 millions de dossiers par an.
Créé à titre expérimental jusqu'au 31 décembre 2017,  le système ne collectera, jusqu'à la fin de l'année 2015, que les données concernant les vols extra-communautaires, l'extension aux vols intra-communautaires devant être réalisée après cette date.

Le système PNR est, aux yeux du Sénat, un outil essentiel dans le domaine de la prévention du terrorisme.
Les données étant accessibles en amont dès le stade de la réservation des billets, il permet de détecter, en raison des fonctionnalités qu'il offre (croisement automatique avec des fichiers comme le FPR, le SIS II, et le SLTD, requête sur une ou plusieurs personnes, ciblage à partir de profils, etc.) avant leur réalisation les mouvements de personnes considérées à risques.
Le système devra pouvoir, après interrogation par un service, donner les résultats d'une requête en quelques secondes.
Le système sera paramétré afin d'être en mesure de détecter les achats de dernière minute pour éviter les stratégies de contournement.

Créer un véritable programme de lutte contre le financement du terrorisme


L'Union européenne a indéniablement commencé à bâtir une politique de lutte contre le financement du terrorisme.
 Le Sénat salue ces efforts mais regrette cependant que l'Union européenne, et plus particulièrement la Commission européenne, n'ait pas pris la décision de se doter d'un véritable programme de lutte contre le financement du terrorisme équivalent à celui développé par les États-Unis depuis 2001.

En effet, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, le département du Trésor des États-Unis a construit un programme spécifique de lutte contre le financement du terrorisme, le TFTP, dans le but d'identifier, de suivre la trace et de poursuivre en justice les terroristes et leurs réseaux en s'appuyant sur leurs circuits financiers (à lire sur securiteinterieure.fr le fil des articles sur le TFTP).
La politique menée par le Trésor a très largement pour objet le recueil, à titre préventif et répressif, des données provenant des messages financiers de la société SWIFT.
Ces informations sont ensuite partagées avec la communauté du renseignement américaine et les services chargés de réprimer les actes terroristes.

Créer un surveillance européen du financement du terrorisme

Le Sénat estime que le TFTP (qui est un programme de surveillance du financement du terrorisme fondé sur un accès régulé aux données SWIFT) a été largement mobilisé, avec succès, par les États-Unis dans leur lutte contre les financeurs privés des différentes organisations liées à Al-Qaeda, ce qui a permis d'assécher leurs ressources financières.
Sur une période allant du 1er octobre 2012 au 28 février 2014, en réponse à un total de 70 requêtes des États membres et d'Europol, le Trésor a fourni, grâce au TFTP, 3 929 pistes d'enquête.
Les renseignements fournis spontanément par le Trésor sur le fondement de l'article 9 ont pour leur part atteint le chiffre de 1 492 pistes d'enquête sur la même période (à lire sur securiteinterieure.fr : D''après la Commission, la mise en oeuvre de l'accord sur le transfert de données de messagerie financière est (toujours autant) efficace et (toujours aussi) respectueux des libertés).
En outre, le TFTP avait permis de mettre à jour de nombreuses pistes d'enquête après les attentats de Paris de janvier 2015.

Le Sénat relève la contradiction profonde entre les analyses extrêmement élogieuses de la Commission européenne sur l'utilité du TFTP et son refus de doter l'UE d'un dispositif similaire (à lire sur securiteinterieure.fr : Transfert de données de messagerie financière : le système intra-européen n’est pas mûr tandis que le système UE-USA fonctionne bien).
Il juge d’ailleurs est « ubuesque » que des données générées et stockées dans l'Union européenne soient envoyées aux services américains, charge à eux d'attirer l'attention des services des États membres sur certains dossiers.

Favoriser une culture du renseignement financier sur le modèle de TRACFIN


Les cellules de renseignement financier (CRF) des États membres sont connectées via un réseau informatique d'échange entre les CRF des États membres, le FIU.NET, afin d'appuyer les efforts déployés par les membres de l'UE dans le domaine de la lutte contre le blanchiment et le terrorisme. Ce réseau permet de procéder rapidement à un croisement de données contenues dans deux ou plusieurs bases afin de déterminer si un individu est connu dans d'autres pays.
Cet instrument est, de l'avis de ses utilisateurs, très utile mais son effectivité dépend très largement des méthodes et pratiques employées par les différentes CRF de l'UE, dont il apparaît qu'elles sont encore très divergentes.
Par exemple, la coopération entre autorités douanières et financières européennes est largement perfectible, notamment avec l'Allemagne, pays dans lequel la CRF coopère difficilement avec TRACFIN, sans mandat d'un juge.

Le Sénat juge en conséquence souhaitable d'oeuvrer en faveur d'une plus grande harmonisation des statuts, en s'inspirant de l'exemple français, et des pratiques des CRF au niveau européen.
Le Sénat ajoute qu'il est essentiel de créer, en France et au sein de l'Union européenne, une véritable culture du renseignement financier irrigant les politiques de contre-terrorisme. TRACFIN devrait, pour ce qui concerne notre pays, en être la cheville ouvrière.

(synthèse du rapport par securiteinterieure.fr)


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