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mercredi 19 février 2025

La décision d'enquête européenne fonctionne bien… ou presque

 


Un bon bilan mais des difficultés majeures. Une équipe d’expert a rendu un volumineux rapport sur le fonctionnement de la décision d’enquête européenne et force est de constater que celle-ci rencontre un certain succès parmi les praticiens. Néanmoins, ce bilan positif figurant dans ce rapport final concernant la dixième série d'évaluations mutuelles ne doit pas masquer certains points d’inquiétude notable. Il s’agit en particulier de l'imprécision ou de l'incohérence des décisions d'enquête, des problèmes de traduction, des manquements aux formalités essentielles, du recours à la vidéoconférence ou bien encore de l'usage des enquêtes discrètes ou de l'observation transfrontalière dans le cadre de la décision. L’interception de télécommunications semble être l'un des points noirs à traiter de toute urgence.



De quoi parle-t-on ?


La dixième série d'évaluations mutuelles était axée sur la directive du 4 avril 2014 du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant la décision d'enquête européenne en matière pénale. La directive répondait à un besoin pratique clairement identifié de mettre en place un système global, fondé sur la reconnaissance mutuelle, pour l'obtention de preuves dans les affaires revêtant une dimension transfrontière. Elle a remplacé le précédent système d'obtention de preuves, fragmenté, tout en tenant compte de la flexibilité du système traditionnel d'entraide judiciaire.


Quel est le bilan général ?

Cette série d'évaluations a montré que les États membres ont souvent recours à la directive qui, d'une manière générale, fonctionne bien dans la pratique, principalement en raison de l'approche pragmatique et flexible adoptée par les autorités compétentes dans l'application de la décision d'enquête européenne (DEE). L'engagement des États membres à garantir le fonctionnement efficace de cet instrument ressort clairement des nombreuses bonnes pratiques recensées au cours de ces évaluations, qui visent toutes à renforcer la coopération judiciaire en matière d'obtention de preuves.


Quels sont les points positifs ?

Les praticiens ont signalé très peu de cas dans lesquels des motifs de non-reconnaissance ou de non-exécution ont été invoqués dans le cadre de la DEE. Le motif de non-exécution lié à la violation des droits fondamentaux - prévu désormais, pour la première fois, dans un instrument de reconnaissance mutuelle - n'a quasiment jamais été invoqué.


La spécialisation des autorités judiciaires comme solution

Quelles que soient les autorités qui ont été jugées compétentes pour émettre/exécuter des DEE dans les différents États membres, la dixième série d'évaluations mutuelles a montré qu'un degré élevé de spécialisation influence très favorablement la bonne l'application de la DEE dans la pratique.
Les États membres sont donc encouragés à maintenir et, dans la mesure du possible, à accroître le niveau de spécialisation de toutes leurs autorités travaillant avec les instruments de coopération internationale, y compris la DEE. À cette fin, les États membres qui ne l'ont pas encore fait pourraient envisager de créer des bureaux et/ou des unités spécialisés au sein desquels des praticiens spécialisés tels que des procureurs, des juges, des agents de police et des greffiers traiteraient de telles affaires.


Le système d'échange de preuves numériques comme autre solution

La question des moyens de transmission sûrs s'est avérée plus complexe: les rapports ont mis en évidence l'existence de points de vue et d'approches différents et parfois incohérents entre les États membres, ce qui pourrait avoir une incidence critique sur la bonne application de la DEE. Il ressort clairement de cette série d'évaluations que la mise en œuvre intégrale du système électronique de communication sécurisée entre les autorités compétentes des États membres (système d'échange de preuves numériques — eEDES) devrait considérablement améliorer l'efficacité, la rapidité et la sécurité de la transmission des DEE.


La règle de la spécialité à clarifier

À la différence d'autres cadres juridiques, la directive ne comporte aucune disposition générale relative à la règle de la spécialité, à une exception près. Cette absence de disposition générale pourrait porter à croire que la règle de la spécialité ne s'applique pas dans le contexte de la directive. Toutefois, il ressort clairement de l'évaluation que les États membres ont des points de vue divergents sur l'application de la règle de la spécialité dans le contexte de la DEE, et même les praticiens au sein d'un même État membre pourraient être en désaccord sur la question de savoir si et dans quelle mesure la règle de la spécialité est applicable. La Commission est donc invitée à préciser si la règle de la spécialité s'applique ou non dans le contexte de la DEE en présentant, si nécessaire, une proposition législative visant à modifier la directive.

Surtout, bien que la directive ait été adoptée dans le but de disposer d'un instrument unique aux fins de l'obtention de preuves, les praticiens constatent fréquemment que des DEE sont (pour partie) émises à d'autres fins. Il existe également des situations dans lesquelles la finalité de la mesure demandée n'est pas claire ou peut changer au cours de l'enquête, par exemple dans le cas d'avoirs saisis à des fins d'obtention de preuves qui, à un stade ultérieur, pourraient faire l'objet d'un gel à des fins de confiscation. Les États membres souhaiteraient davantage d'orientations au niveau de l'UE sur le champ d'application de la DEE et ses interactions avec d'autres instruments de la coopération judiciaire en matière pénale.


Des décisions d’enquête incomplètes et/ ou imprécises

Presque tous les États membres ont indiqué recevoir fréquemment des DEE incomplètes, incohérentes ou imprécises. Il n'est pas rare que des DEE ne contiennent pas d'informations de base concernant les faits, le moment et le lieu et/ou la justification de la ou des mesures demandées. Dans certains cas, le résumé des faits est difficile à comprendre, car l'autorité d'émission a simplement copié-collé de longues phrases complexes de documents nationaux sous-jacents.


Un (gros) problème : la traduction

De nombreux États membres ont signalé des difficultés en ce qui concerne la traduction des DEE. Sur le plan de l'exécution, les praticiens font face à des traductions (automatiques) de très mauvaise qualité.
Sur le plan de l'émission, les praticiens ont mentionné des difficultés à trouver un traducteur qualifié pour certaines langues. Certaines autorités disposent de services de traduction internes, mais souvent pas pour toutes les langues officielles parlées dans l'UE. C'est pourquoi, dans certains cas, il est difficile et coûteux de trouver un traducteur qualifié. Certains rapports ont même mis en évidence des situations dans lesquelles il semblait que les DEE ne pouvaient pas être émises car il était tout simplement impossible de les traduire dans la langue officielle de l'État d'exécution.


Une formalité supplémentaire inutile…

Conformément à l'article 9, paragraphe 1, de la directive, l'autorité d'exécution doit reconnaitre la DEE sans autre formalité et veiller à ce qu'elle soit exécutée de la même manière que si elle avait été ordonnée dans l'État d'exécution. Toutefois, il semble que, dans la pratique, certains États d'exécution exigent la décision judiciaire sous-jacente et subordonnent l'exécution de la DEE à la réception de la décision. Cela peut entraîner des retards et être source de confusion dans les cas où il n'existe pas de décision judiciaire.


… mais parallèlement, des manquements aux formalités essentielles

Sur le plan de l'émission, plusieurs cas de manquements aux formalités essentielles ont été rapportés. Voici quelques-uns des exemples les plus fréquemment cités:

  • La présence d'un juge, d'un avocat de la défense ou de témoins au cours d'une perquisition domiciliaire n'a pas été assurée par l'État d'exécution, bien que cela soit une obligation dans le droit de l'État d'émission.
  • Le statut de la personne à entendre (par exemple témoin ou suspect) et, partant, les formalités procédurales liées au statut ont été modifiées par l'autorité d'exécution sans consultation préalable, ce qui a nui à l'enquête dans l'État d'émission.
  • Il n'a pas été remis à la personne concernée de documents reprenant ses droits ou une notification formelle du statut procédural, bien que cela soit requis par le droit de l'État d'émission.
  • Il n'a pas été réalisé d'audition sous serment, bien que cela soit essentiel aux fins de l'admissibilité de l'audition en tant que preuve dans l'État d'émission.



Des délais pas toujours respectés

Plusieurs praticiens estiment que les délais prévus à l'article 12 de la directive ont considérablement accéléré la coopération transfrontière par rapport au régime d'entraide judiciaire. Dans un certain nombre d'États membres, les praticiens ont connu un changement d'état d'esprit, et la coopération accrue avec Eurojust et les points de contact du RJE a contribué à améliorer le respect des délais.
Néanmoins, sur le plan de l'exécution, les États membres ont indiqué que les délais étaient parfois dépassés en raison de la complexité des mesures demandées, d'arriérés et d'un manque de ressources, ou du fait qu'il était nécessaire d'obtenir des informations supplémentaires de l'État d'émission.


L’interception de télécommunications : un problème sérieux


Si les États membres partagent ces principes généraux, les cadres juridiques nationaux diffèrent considérablement. Dans certains rapports, les équipes d'évaluation ont constaté que l'existence de règles nationales très strictes en matière d'autorisation de l'interception des télécommunications a des répercussions sur la coopération judiciaire en matière pénale et est susceptible d'entraver la lutte contre les formes graves de criminalité transnationale.
Dans l'arrêt qu'elle a rendu le 30 avril 2024 dans l'affaire C-670/22, M.N. (EncroChat), la CJUE a apporté quelques précisions, statuant que l'infiltration d'appareils terminaux visant à extraire des données de trafic, de localisation et de communication d'un service de communication fondé sur l'internet constitue une "interception de télécommunications" au sens de l'article 31, paragraphe 1, de la directive.
Toutefois, il n'apparaît pas encore clairement s'il en va de même pour d'autres types de mesures d'enquête telles que l'écoute de véhicules ou le suivi GPS.


Un autre problème épineux : le recours à la vidéoconférence


Un autre sujet examiné en détail au cours des évaluations a été le recours à la vidéoconférence pour garantir la participation de la personne poursuivie à un procès depuis un autre État membre. Certains États membres émettent et exécutent des DEE de manière à garantir la participation à distance de la personne poursuivie au procès par vidéoconférence, tandis que d'autres États membres estiment que cette participation ne relève pas du champ d'application de la directive, dans la mesure où elle n'est pas (toujours) liée à l'obtention de preuves. En outre, certains États membres ont exprimé des réserves quant à la compatibilité de la participation à distance de la personne poursuivie à un procès par vidéoconférence avec le droit à un procès équitable et avec les principes généraux de leur système juridique national. Il ressort toutefois des évaluations que ce sujet mériterait d'être examiné plus en profondeur afin de trouver d'éventuelles solutions législatives au niveau de l'UE.


Une distinction problématique entre la saisie d'avoirs à des fins probatoires et gel à des fins de confiscation


En ce qui concerne le gel et la saisie des avoirs, l'évaluation a montré que, dans la pratique, la distinction entre la saisie d'avoirs à des fins probatoires et le gel à des fins de confiscation pose des problèmes. Un nombre important d'États membres ont indiqué avoir reçu des DEE visant à saisir des avoirs qui doivent ensuite être confisqués, alors que cette mesure doit être demandée au moyen d'un certificat de gel conformément au règlement (UE) 2018/1805. Les praticiens reconnaissent que l'objectif du gel ou de la saisie d'avoirs peut être multiple et peut changer au cours de l'enquête. Dans la pratique, l'utilisation parallèle/simultanée de deux instruments peut être un facteur de confusion et de retard.


L’observation transfrontalière : coopération policière ou judiciaire?

Aux termes du considérant 9, la directive DEE ne devrait pas s'appliquer à l'observation transfrontalière visée dans la convention d'application de l'accord de Schengen (CAAS).
L'article 40 de la CAAS régit l'observation transfrontalière en tant que mesure de coopération policière. Cette série d'évaluations a clairement démontré le caractère problématique du lien entre la directive DEE et la CAAS dans le domaine de l'observation transfrontalière et les différentes approches et pratiques adoptées par les États membres. Les États membres ont des positions divergentes quant à la question de savoir si et dans quelle mesure l'observation transfrontalière est une mesure de coopération policière (article 40 de la CAAS) ou de coopération judiciaire.
Certains États membres considèrent l'observation transfrontalière uniquement comme une forme de coopération policière et estiment par conséquent que la directive n'est pas applicable. D'autres États membres sont quant à eux d'avis que l'observation transfrontalière peut également être considérée comme une mesure d'enquête judiciaire et comme un moyen de recueillir des preuves, et estiment dès lors que la directive devrait s'appliquer.


Une notion à géométrie variable d’enquêtes discrètes source de difficultés


La notion d'"enquête discrète" varie considérablement dans la législation nationale des États membres. Dans certains pays, elle englobe une grande variété de mesures d'enquête menées à l'insu des personnes concernées (telles que l'interception des communications, par exemple).
Or, à l'article 29 de la directive, la notion d'"enquête discrète" désigne uniquement les investigations menées par des agents intervenant en secret ou sous une fausse identité.
Bien que le recours à cette mesure d'enquête dans le contexte de la DEE semble limitée, certains États membres ont signalé avoir rencontré des difficultés dans l'exécution de DEE dans le cadre d'enquêtes discrètes en raison de différences entre le droit national de l'État d'émission et celui de l'État d'exécution.

synthèse du rapport par Pierre Berthelet alias securiteinterieure.fr



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