Largement médiatisé, l’"Agenda européen pour les migrations" présenté par la Commission européenne figurant dans une communication (enfin traduite en français) a fait l’objet d’une importante controverse politique. Que contient vraiment ce programme ? Que penser des quotas imposés par la Commission dans l'Agenda et dont les règles ont été précisées par elle une semaine plus tard ? Pourquoi la mesure de répartition entre États membres concernant les personnes interceptées fait-elle polémique ? Que penser de cette levée de boucliers ? Et quels sont les enjeux ?
En cause, une proposition de mesure dite de "relocalisation" prévue par cette communication et concrétisée dans une proposition de décision concernant la Grèce et l'Italie , et visant à répartir entre Etats membres les personnes ayant "manifestement besoin d'une protection internationale".
Une chose nouvelle avec ce qui se pratiquait auparavant, la Commission propose de déterminer un volume de personnes par Etat (d'où l'idée de "quotas") selon une clé de répartition (en annexe de l'Agenda).
Bref, fini les répartitions volontaires, place aux mesures autoritaires. Mais que doit-on penser de tout cela ?
L'enjeu de l'"Agenda européen pour les migrations" : la relocalisation
Deux remarques s’imposent d’emblée : d'abord l’arbre cache la forêt et l’Agenda européen contient un ensemble de mesures dont il convient d’en dresser les grandes lignes.
La Commission évoque l’idée d’un Corps européen de garde-frontières (qui est un serpent de mer depuis une quinzaine d’années). Le projet est mentionné seulement en conclusion et en termes très prudents (la Commission ayant suffisamment froissé les Etats avec sa proposition de relocalisation).
Ensuite, disons le clairement, cette proposition de relocalisation vise en réalité une catégorie assez limitée de personnes : des demandeurs d’asile ayant de très grandes chances de voir leurs demandes acceptées, essentiellement des Syriens et Erythréens (soit 40.000 sur 2 ans ce qui fait peu par rapport au volume global de personnes interceptées (età titre de comparaison, l'Allemagne a eu à faire face à plus de 200.000 demandes d'asile en 2014)).
Les critères ont été précisés après coup. Ceux figurant dans la proposition était très vagues, une polémique de chiffres a éclaté entre les Etats, chacun estimant, statistiques à l’appui, avoir déjà assez contribué à la solidarité européenne.
Car c’est de solidarité dont il s’agit et la proposition de la Commission a un mérite : mettre les Etats face à leur responsabilité (à lire sur securiteinterieure.fr : Drame en Méditerranée : les députés européens rappellent les enjeux de sécurité tout en mettant les Etats face à leurs responsabilités). Chacun d’eux est d’accord pour davantage de solidarité... mais du moment qu’elle est assumée par les autres.
En France, le démenti du Président de République donné à la déclaration du ministre de l’Intérieur est révélatrice de cette conception d’une solidarité européenne pour les autres. Les débats qui ont eu lieu au Parlement européen peu après la publication du texte de la Commission montrent également la difficulté de passer de la théorie à la pratique.
Pour autant, le pari de la Commission, aussi louable soit-il, est très risqué. Il a le mérite de contraindre les Etats à enfin respecter les engagements prévus par les traités qu'ils ont signés. Cependant, les partis populistes sont en embuscade et on imagine très bien la suite : "ce n’est pas moi, c’est la faute aux technocrates de l’Europe" ou "Bruxelles nous impose des quotas de migrants".
Ainsi le volume de 10.000 personnes pour la France sur 2 ans est globalement peu par rapport au poids du fardeau de certains pays européens (à noter que rapporté au nombre d'habitant la France est finalement bien lotie), mais pour une grande partie de l'opinion publique française, c'est déjà beaucoup (et même beaucoup trop lorsque 70% des personnes sondées estiment qu'il y a "trop d'immigrés"). Du pain béni donc pour certains partis qui se voient offrir un boulevard pour fustiger une nouvelle fois une Europe dépeinte comme source de menace à l'identité nationale.
Pour rappel, l’Union n’a pas le droit de fixer de quotas de migrants légaux (ce qui est interdit par les traités) et elle n’a pas vocation à répartir les migrants illégaux appréhendés (seuls sont visés les demandeurs d’asile et, on l’a vu, il s’agit juste de demandeurs triés sur le volet).
Alors beaucoup de bruit pour rien ?
LES PRINCIPALES MESURES PRÉVUES PAR L'AGENDA
1ère mesure à court terme : sauver des vies en mer et viser les réseaux criminels de passeurs
Pour tripler le budget des opérations conjointes Triton et Poséidon de l'agence Frontex, la Commission a déjà présenté un budget rectificatif pour 2015 et présentera sa proposition pour 2016 d'ici à la fin du mois de mai.
La Commission propose de renforcer la mise en commun les informations et mieux les exploiter afin d'identifier et de cibler les passeurs. Europol va immédiatement renforcer son équipe opérationnelle conjointe en matière d'information maritime (JOT MARE), récemment constituée, et son point focal sur le trafic de migrants. Frontex et Europol établiront aussi le profil des embarcations susceptibles d'être utilisées par les passeurs, à l'aide de modèles permettant de repérer les embarcations potentielles et de contrôler leurs déplacements.
2e mesure à court terme : faire face aux arrivées en nombre au sein de l'Union
Afin de remédier à la situation en Méditerranée, la Commission proposera, d'ici à la fin du mois de mai, de déclencher le mécanisme d'intervention d'urgence.
Cette proposition prévoira un programme de répartition temporaire des personnes ayant manifestement besoin d'une protection internationale afin d'assurer une participation équitable et équilibrée de tous les États membres à cet effort commun.
Cette mesure préfigurera une solution durable. L'UE a besoin d'un système permanent dans lequel les États membres se partagent la responsabilité du grand nombre de réfugiés et de demandeurs d'asile. La Commission présentera, d'ici à la fin de 2015, une proposition législative prévoyant un système obligatoire et à déclenchement automatique de relocalisation à la suite d'un afflux massif, pour répartir, au sein de l'UE, les personnes qui ont manifestement besoin d'une protection internationale. Ce dispositif tiendra compte des efforts que les États membres auront déjà consentis volontairement.
3e mesure à court terme : travailler en partenariat avec les pays tiers pour remédier en amont aux problèmes liés à la migration
La Commission et le Service européen pour l'action extérieure (SEAE) collaboreront avec des pays partenaires pour adopter des mesures concrètes visant à prévenir les voyages périlleux.
En particulier, la migration deviendra une composante spécifique des missions déjà en cours, au titre de la politique de défense, dans des pays comme le Niger et le Mali, lesquelles seront renforcées en ce qui concerne la gestion des frontières.
Un sommet spécial sera organisé à Malte à l'automne, qui réunira des partenaires clés, dont l'Union africaine, afin d'élaborer une approche commune avec les pays de la région sur les moyens de traiter les causes des migrations irrégulières et de protéger les personnes dans le besoin ainsi que de lutter contre le trafic de migrants et la traite des êtres humains.
4e mesure à court terme : utiliser les instruments de l'UE pour aider les États membres situés en première ligne
La Commission instaurera une nouvelle approche dite des points d'accès selon laquelle le Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO) ainsi que les agences Frontex et Europol agiront sur le terrain avec les États membres situés en première ligne afin de procéder rapidement à l'identification et à l'enregistrement des migrants et au relevé de leurs empreintes digitales.
Pour les personnes n'ayant pas besoin d'une protection, Frontex aidera les États membres à coordonner le retour des migrants en situation irrégulière. Europol et Eurojust assisteront l'État membre d'accueil dans ses enquêtes aux fins du démantèlement des réseaux de passeurs et de trafiquants d'êtres humains.
1ère mesure à long terme : s'attaquer aux causes profondes des déplacements irréguliers et forcés dans les pays tiers
Un partenariat avec les pays d'origine et de transit est indispensable, lequel se traduit par une série de cadres de coopération bilatérale et régionale éprouvée sur la question des migrations . Il s'agira d'étoffer ces cadres en renforçant le rôle, en matière de migration, des délégations de l'UE dans les pays clés
Des officiers de liaison "Migration" européens seront détachés auprès des délégations de l'UE dans les pays tiers clés, en étroite coopération avec le réseau d'officiers de liaison "Immigration" et avec les autorités locales et la société civile, afin de recueillir et d'échanger des informations et de les analyser.
2e mesure à long terme : mieux lutter contre les passeurs et les trafiquants d'êtres humains
L'action de lutte contre les réseaux criminels de passeurs et de trafiquants d'êtres humains constitue avant tout un moyen de prévenir l'exploitation des migrants par ces mêmes réseaux . Elle agirait également comme un frein à la migration irrégulière. L'objectif à atteindre est de transformer les réseaux de passeurs en faisant de ces activités peu risquées mais très rentables, des activités à haut risque et non rentables. La Commission présentera un plan d'action à ce sujet d'ici à la fin du mois de mai.
Selon la Commission, la coopération avec les pays tiers revêt une importance capitale à cet égard. La plupart des passeurs ne sont pas établis en Europe et ceux qui sont arrêtés sur les embarcations qui traversent la Méditerranée sont normalement le dernier maillon de la chaîne.
Les agences de l'Union aident à l'identification des passeurs, aux enquêtes sur ces derniers et aux poursuites à leur encontre, ainsi qu'à la saisie et à la confiscation de leurs avoirs.
Toujours d'après la Commission, il faudra appuyer les enquêtes financières proactives, visant à la saisie et au recouvrement d'avoirs d'origine criminelle, ainsi que les actions ciblant le blanchiment de capitaux lié au trafic de migrants en renforçant la coopération avec les cellules de renseignement financier sur les flux financiers et en entamant une nouvelle coopération avec les établissements financiers comme les banques, les services de transfert de fonds internationaux et les émetteurs de cartes de crédit.
3e mesure à long terme : assurer le retour des migrants illégaux plus efficaces
Les réseaux de passeurs profitent souvent du fait qu'un nombre relativement peu élevé de décisions en matière de retour sont exécutées: 39,2 % seulement de ces décisions rendues en 2013 ont été effectivement exécutées.
L'Union aidera les pays tiers à satisfaire à leur obligation en apportant un soutien se traduisant par le renforcement des capacités pour la gestion des retours, l'organisation de campagnes d'information et de sensibilisation et l'appui aux mesures de réintégration.
La Commission révisera également sa méthode d'approche des accords de réadmission et accordera la priorité aux principaux pays d'origine des migrants en situation irrégulière.
En parallèle, les États membres doivent appliquer la directive "retour". Un "manuel sur le retour" fournira de l'aide aux États membres sous la forme d'orientations, de bonnes pratiques et de recommandations communes.
Selon la Commission, si l'UE dispose de règles communes relatives au retour, elle souffre d'un manque de coopération opérationnelle effective. Actuellement, Frontex peut coordonner des missions de retour mais ne peut pas entreprendre ses propres missions. Compte tenu des résultats de l'évaluation en cours qui doit s'achever cette année, la Commission fera une proposition de modification de la base juridique de Frontex pour renforcer le rôle de cette agence en matière de retour.
4e mesure à long terme : Mieux gérer les frontières extérieures de l'Union
Il devient de plus en plus nécessaire de déterminer les tendances en matière de risques en vue d'une préparation opérationnelle effective.
Le déploiement d'Eurosur devrait être pleinement exploité par toutes les autorités civiles et militaires chargées de la surveillance des frontières maritimes.
Les agences compétentes, sous la coordination de Frontex avec le concours de l'EASO, d'Europol, du centre satellitaire de l'Union et de l'Agence européenne de sécurité maritime, devraient mettre au point un tableau de situation efficace pour contribuer à l'élaboration des politiques et à la préparation des mesures de réaction à prendre à l'échelle tant nationale qu'européenne.
D'après la Commission, gérer plus efficacement les frontières extérieures de l’Union implique aussi de mieux exploiter les possibilités offertes par les systèmes informatiques et les technologies de l'information.
Après avoir entamé les discussions sur sa première proposition, la Commission, afin de tenir compte des préoccupations exprimées par les colégislateurs, entend présenter une proposition révisée sur les frontières intelligentes d'ici au début de l'année 2016.
L'intensification des mesures en Méditerranée décidée par les États membres démontre que la gestion des frontières extérieures relève de plus en plus d'une responsabilité partagée.
Cette réalité permet d'envisager, une nouvelle approche des fonctions exercées par les gardes-côtes dans l'UE, fondée sur des initiatives telles que le partage des moyens, les exercices conjoints et le double usage, à savoir militaire et civil, des ressources, ainsi que l'éventualité d'évoluer vers l'institution d'un corps européen de gardes-côtes.
(synthèse du texte par securiteinterieure.fr)
- communication de la Commission
- présentation du projet par la direction générale
- communiqué de presse
- mémo de la Commission
- communiqué de presse sur la suite donné à l'Agenda
- Proposition de décision relative à la mobilisation de l'instrument de flexibilité aux fins des mesures provisoires en matière de protection internationale en faveur de l'Italie et de la Grèce
- Proposition de décision concernant la répartition des demandeurs d'asile et son annexe
A lire également sur l'Agenda sur les migrations de la Commission :
- The Commission’s new EU Migration Strategy: Waiting for the Great Leap Forward (S. Peers)
- L’Agenda européen sur la migration : quatre affichages et un enterrement ? (première partie) (H. Labayle)
- L’Agenda européen sur la migration : quatre affichages et un enterrement ? (fin) (H. Labayle)
- The EU’s migrant strategy: a welcome new impetus (Y. Pascouau)
- What priorities for the new European agenda on migration (S. Carrera)
- EU asylum policy : in search of solidarity and access to protection (E. Tsourdi, P. De Bruycker)
- Combien rapporte le business du trafic de migrants ? (N. Gros)
- Asile: la Commission impose une répartition obligatoire des demandes (J. Quatremer)
A lire par ailleurs sur securiteinterieure.fr:
- Le nombre de clandestins dans l’UE décroît (mais la législation nationale contre le travail au noir reste insuffisante)
- Drame en Méditerranée : les députés européens rappellent les enjeux de sécurité tout en mettant les Etats face à leurs responsabilités
- Expulsion des migrants illégaux : la directive Retour n’est qu’un début…
- L'agence Frontex confrontée à 276.000 entrées clandestines en Europe, soit une hausse de 155% en un an
- Les 28 ministres européens veulent une stratégie opérationnelle pour répondre de manière structurelle à la pression migratoire
- Frontex, Schengen, Lampedusa... Faut-il sauver ou protéger ? (2/2)
- Frontex, Schengen, Lampedusa... Faut-il sauver ou protéger ? (1/2)
- Le respect des droits fondamentaux est la principale priorité d'après Frontex
A lire par ailleurs sur securiteinterieure.fr, le Dossier spécial "Crise des réfugiés" de securiteinterieure.fr
RAPPEL IMPORTANT PAR AILLEURS : l'angle retenu est celui de la sécurité, mais il convient de noter que cette crise revêt de nombreux autres aspects, humanitaires notamment (consulter à ce sujet la charte éditoriale de securiteinterieure.fr).
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